Les fleurs nous sont si familières que nous ne croyons pas nécessaire de nous interroger sur leur histoire. Saurions-nous cependant dire pourquoi elles ont une telle présence dans nos vies quotidiennes et dans les arts, et pourquoi nous leur accordons une telle importance ? Avons-nous idée de l’adaptation biologique que cette persévérance leur a demandée, connaissons-nous les épreuves qu’elles ont traversées dans nos ordres politiques, économiques et religieux pour persister si durablement ? Dans l’aventure de ces questions, la Rome antique et l’Italie se révèlent être le grand territoire des transmissions florales. De ce fait, cette histoire s’entremêle au devenir de l’Europe. Dans les jardins, les rituels, les croyances, les régimes de pouvoirs, dans la peinture, la poésie, et bien plus tard dans le cinéma, les fleurs tiennent une place faussement insignifiante. Elles sont pourtant puissantes en leur qualité même de détails. Dès lors qu’on porte sur elles toute son attention, on se met peu à peu à retracer une longue métamorphose sensible des formes et du regard. Au cours d’un voyage en Italie, de l’Antiquité à la période la plus contemporaine, nous les voyons composer nos paysages réels et imaginaires comme autant d’énigmes sur les temps et les espaces que nous occupons, transformons et inventons. Les fleurs apparaissent soudain en ce qu’elles sont pour nous : les miniatures de nos intentions les plus fragiles et les plus ambitieuses, d’une offrande funéraire pour la femme aimée il y a deux mille ans à l’établissement impérieux de nos idéologies.
Cet ouvrage est co-produit avec l’Académie de France à Rome - Villa Médicis et publié avec le concours du Centre national du livre.
Vingt-quatre chapitres organisent « un autre voyage en Italie », jouant avec la vaste littérature, notamment romantique, du Grand Tour italien. Près d’une quarantaine de villes et de lieux picturaux et littéraires sont visités en quête de fleurs, du passage entre la République et l’Empire romain antique jusqu’à l’Italie post-fasciste de Pasolini. L’ancrage spatial et géographique de l’énonciation, dans cet essai, est mis au service de l’élaboration d’une sorte de manuel d’esthétique, où la réflexion est sans cesse rappelée à son origine (sa précarité) sensible – devant un retable, la fresque d’une basilique, la mosaïque d’une église, sur une colline d’Ombrie, à une certaine heure du jour ou de la nuit, orientée par une lumière précise.
De fait, le livre tient à sa situation d’énonciation : il est écrit depuis Rome. Le mouvement de cette écriture s’est déployé à l’endroit et au contact de ses objets principaux – la flore italienne, les jardins romains antiques, les fleurs d’artefacts étrusques et byzantins, l’invention picturale du jardin marial avec l’hortus conclusus chrétien, l’art de la nature dans la fresque héritant de saint François d’Assise, les paysages vus par Giotto et Fra Angelico, l’oscillation de Léonard de Vinci entre ses paysages géométriques mentaux et ses paysages fleuris italiens, la banlieue de Pasolini, l’Ostie où il trouve la mort… Une oscillation perpétuelle et volontaire entre l’expérience des livres, l’expérience des œuvres figuratives et l’expérience des paysages construit peu à peu le propos, donnant forme à l’idée que toute relation esthétique aux choses est le résultat d’une lente fréquentation perceptive qui implique pleinement le corps et le regard de celui ou de celle qui écrit.
Les fleurs sont toujours des détails, mais en leurs détails se concentre une puissance synthétique de moments historiques charnières. Dans les trois premiers chapitres, on comprend ainsi qu’à travers elles peut se reconstituer l’histoire du passage du paganisme au christianisme, courant de la fin de l’Empire romain à l’âge d’or médiéval de la religion chrétienne pendant le franciscanisme. De même, l’on comprend dans le chapitre 16, « Ostie » , dans le chapitre 18, « Turin, Garbatella, Casarsa » ou dans le chapitre 19 « Varsovie, Auschwitz, Birkenau, Athènes », qu’elles disent maints terribles raffinements des régimes politiques totalitaires du XXe siècle. Les fleurs détiennent un savoir sans savoir, un savoir antérieur au savoir. Elles nous font connaître le plus secret de nos phénomènes culturels, grands et petits, non pas à leur origine, mais dans l’antériorité d’eux-mêmes. Ce livre en explore des motifs majeurs, où vie et art ne sont plus séparables, réunis en chaque surgissement trivial et merveilleux des fleurs, dans le quotidien comme dans les œuvres.
Les auteurs
Marion Grébert est ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, issue à la fois du département des arts (études cinématographiques et études théâtrales) et de la section de littérature comparée. Elle est docteur en histoire de l’art de la Sorbonne et diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Elle mène actuellement des recherches post-doctorales en esthétique. Si elle a été formée à travailler sur les XIXe et XXe siècles, elle réfléchit à la modernité prise dans un temps long des images, en croisant diverses approches (iconologie, histoire culturelle, anthropologie, épistémologie). Elle s’intéresse particulièrement à la manière dont notre volonté de faire des images (des dessins pariétaux paléolithiques aux œuvres conceptuelles d’avant-garde de la deuxième moitié du XXe siècle) correspond à un désir de faire des expériences de disparition. Cet intérêt s’élargit désormais à des problématiques écologiques contemporaines.
Son parcours se caractérise par la prégnance de la littérature et surtout de la poésie dans son approche historique des arts ainsi que dans ses propres pratiques artistiques, notamment la photographie depuis plus de quinze ans. La quête d’invention d’une écriture personnelle est ce qui rassemble ses différentes activités et ses positionnements variés entre université, champs de l’art et artisanat, où une certaine discipline académique cherche à s’allier à l’intuition sensible.