Avant d’être une œuvre, la peinture est un désir de peindre. Il importe de distinguer les deux. L’œuvre picturale relève du goût, de la sensibilité, de l’esthétique… Peindre est bien en amont de tout cela, c’est une pulsion qui se manifeste par un besoin de faire, d’user de ce qui nous tombe sous la main : charbon de bois, couleurs, pinceaux… pour en couvrir une surface et en ressentir un soulagement. Que la peinture soit remarquable ou insignifiante, belle ou laide, est une autre histoire, plus précisément, une histoire de l’art. Sont peintres celles et ceux qui manifestent le symptôme récurrent, ce « vice impuni », qui les pousse à peindre.
Ce désir de peindre est universel. À toutes les époques les humains peignent partout sur terre. En faire une profession est une anomalie occidentale car nous avons tous été peintres, enfants avant que l’école n’enfouisse nos envies sous le déluge des règles, exercices et notes. Nous le redevenons parfois, quand, le grand âge est venu, à la faveur d’un atelier d’art thérapie. En attendant, peindre est un loisir ou un désir refoulé. « Retour amont » donc, de la peinture à ce désir de peindre qui constitue un commun de l’expérience humaine.
Les auteurs
Né en 1956, Camille Saint-Jacques est peintre, enseignant, écrivain et critique d’art.
« Depuis sa première exposition à la fin des années 1980, Camille Saint-Jacques a utilisé toutes les techniques et, l’on pourrait dire, tous les styles. Des peintures sur toile du début, aux tableaux de perle ou à ceux de bois en bas-relief en passant par la sérigraphie ou des pièces sonores, la pratique de cet artiste est heureusement polymorphe, invoquant généreusement des artistes du passé comme Katsushika Hokusai, Grant Wood, William Hogarth ou José Guadalupe Posada avec un refus de l’expressionnisme et de ses contentements égotiques au profit de l’utilisation de thèmes pensés comme universalistes où le langage est souvent au centre et la narration souvent présente par l’intermédiaire de personnages fictionnels emblématiques et symboliques (Mister Nobody, Moonboy, l’Imagicien…). » (Éric Suchère)
Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, les moyens plastiques se sont réduits et l’artiste a fini par se concentrer sur le dessin et la peinture sur papier dans une volonté de réduction liée à une économie de la pratique.
Camille Saint-Jacques est l’auteur d’une série d’essais (Retrouvez le plaisir de créer, l’art vous appartient !, Paris, Ateliers Henry Dougier, 2016 ; Le mouvement ouvrier. Une histoire des gestes créateurs des travailleurs, 2008 ; Une brève histoire de l’Art contemporain, 2007…) et de plusieurs journaux de création.
Après le Journal des Expositions (1992-2000) et Post (2000-2001), il dirige aujourd’hui, aux côtés d’Éric Suchère, la collection Beautés, consacrée à l’art contemporain.
Ses peintures sont présentées par la galerie Bernard Jordan.
Le site internet de l’artiste.
Extraits
Le temps de la peinture n’est pas de l’ordre de la fabrication, de la réalisation. On ne fait pas une peinture, on peint. D’ailleurs, peindre ce n’est pas faire, même pas « faire avec » comme je disais hier. Aujourd’hui, je dirais plutôt que ça peint en nous et qu’il s’agit de s’y disposer. Il nous appartient seulement de nous rendre disponible à la peinture à l’œuvre en chacun de nous et de ne pas la refouler par un orgueil laborieux soucieux de tout contrôler ou bien par un excès de timidité apprise : « je n’en suis pas capable ; je ne sais pas faire ; je suis nul… ». Ça peint, ça danse, ça chante, ça sculpte, ça poétise… à l’infini, à tout moment sous la chape de plomb de ce que l’ordre social – et en premier lieu l’école – font peser sur nous pour que chacun marche droit et s’en tienne à un rôle utile pour l’économie capitaliste : l’ordre du jour versus les désordres de la nuit, l’utilité versus la disponibilité, le projet versus l’aventure…
L’enfant sans appétit qui, avec sa cuillère, dessine une tête dans sa purée de pomme de terre se rend disponible au dessin et à la forme. Il joue pour refuser la nécessité. Ce sens du jeu est en nous et au cœur de toute création. Chaque fois qu’on « travaille », qu’on prétend accomplir un projet ou une idée, on s’éloigne du jeu pour se soumettre, se plier à notre statut social, celui d’artiste en est un parmi d’autres. Certes, le peintre est plus particulièrement investi et habité par la peinture, mais il se doit de se rendre disponible à toute autre forme d’art, de n’en refouler aucune, de les pratiquer toutes autant que possible, même si l’une, la peinture, s’impose à lui avec évidence. Un peintre qui ne serait pas et danseur et poète et chanteur… le tout sans virgule, en toute fluidité, briderait son imagination en la bornant à une pratique. Pas de peinture sans musique ! Pas de création sans perte de contrôle !
Il ne s’agit pas là d’un discours libertaire hostile à ce que la société réclame d’ordre et de nécessité. Il s’agit d’assouplir les contraintes, de fluidifier les actions, de flouter les représentations, en un mot d’ouvrir au lieu de fermer. Manifester un principe de porosité importe davantage que de promouvoir une hypothétique alternative à l’ordre établi. Le peintre ne change pas le monde mais il peut contribuer à le rendre plus fluide, moins cassant, et c’est déjà beaucoup !
Ces derniers mois ça peint plutôt lentement. Tout est brumeux et confus, je ne vois pas où je vais. Peut-être est-ce un effet de l’âge ou bien une forme de dépression : chronique, passagère… ? Je ne sais pas. D’ailleurs, peu importe. Ce ralentissement, la possibilité même de la mort… tout me va. Les peintures qui adviennent me sont d’autant plus chères. Je les regarde incrédule, éberlué et content : l’impression d’avoir pris je ne sais quelle drogue et d’accéder à un paradis artificiel.
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J’aime que la peinture me déborde. Je ne peins plus guère, au sens où on l’entend habituellement : s’adonner à des séances régulières de travail en vue de réaliser une œuvre après l’autre. Je peins plutôt en passant, entre la cuisine et la chambre, entre deux lectures d’un livre ou d’un journal, entre tâches domestiques et professionnelles, naissance et trépas… La peinture s’immisce dans le quotidien et ses questions. Ainsi, elle me surprend sans cesse dans la mesure où c’est ce à quoi je pense le moins.
Il est essentiel d’oublier qu’on est en train de peindre, au sens où le musicien doit oublier les notes qu’il joue comme le danseur qu’il suit une chorégraphie. Surtout, ne pas savoir peindre, prendre le temps d’une « docte ignorance » comme disait Nicolas de Cues, c’est-à-dire plutôt d’une conscience de ce que notre ignorance n’est pas un manque, une absence qu’il s’agirait de combler de savoir, mais davantage un possible, une ouverture, un horizon omniprésent et insondable mais attirant. Je préfère me laisser guider par ma bêtise, la bête qui est en moi, l’animalité pavlovienne qui m’habite. Voir les couleurs comme une abeille butineuse, une mouche ou un caméléon amnésique ignorant que ce sont ses changements d’humeurs qui le font varier de couleurs et teintent son environnement. Choisir d’être poreux, impressionné plutôt qu’impressionnant.
Il n’y a pas d’autre choix que de s’extraire de ce que l’on entend communément par « travail artistique » pour se fondre dans les eaux mêlées de la création universelle : retour amont d’autant plus facile que de nos jours la multitude des aspirants artistes rend ce métier encore plus vulgaire qu’il n’a jamais été. « Faire n’importe quoi », tout est là. Bram van Velde avait raison ; laisser aller.