« Beautés » n° 19
Ce nouveau volume de la collection « Beautés » rassemble, dans sa démarche pluridisciplinaire habituelle, huit textes pour questionner, approcher, ressaisir la notion du fragment dans l’art – fragmentation qui n’est souvent que le reflet de celle de la vie intérieure éclatée, ou de celle extérieure soumise au temps qui désassemble les unités. Un regard multiple, jamais indifférent, varié dans les conceptions et les sensibilités diverses des époques, qu’il s’agit de traverser par morceaux, pour en rejoindre le plein sens.
Ouvrage collectif sous la direction de François-Marie Deyrolle & Camille Saint-Jacques
Le fragment se distingue de l’informe, du rebus et de la matière brute dès l’instant qu’on le considère comme le vecteur dramatiquement séparé d’une entité plus grande, on ressent en sa présence une sorte de nostalgie de ce tout manquant qui fait défaut. Les Fragments du discours amoureux de Roland Barthes, par exemple, sont empreints de ce sens du tragique : comment prétendre dire une fois pour toute la totalité du sentiment amoureux ? De même, chacun des pas que nous faisons dans les ruines de Pompéi ou d’Herculanum est marqué par la tragédie d’octobre 79. Les pierres, les fresques, les objets de la vie quotidienne nous émeuvent esthétiquement parce qu’ils portent en eux à la fois la marque d’une beauté surprenante et celle d’une tragédie qui résume la fragilité de notre existence. La pertinence du fragment tient à la puissance du manque qu’il révèle en nous. Tout à coup, le simple galet ramassé sur la plage, devenant le souvenir d’un moment mémorable, s’impose à nous qui l’avons conservé comme le résumé d’un tournant de notre existence.
Contributions de Paul Barnoud, Claire Chesnier, Muriel Denis, Jean Frémon, Laurent Jenny, Arnaud Labelle-Rojoux, Camille Saint-Jacques et Éric Suchère.
Extraits
I - Camille Saint-Jacques, Fracas
Le fragment naît d’une brisure et ce traumatisme entraîne le regret, la nostalgie d’une totalité réelle ou fantasmée que nous cherchons à reconstituer en transformant ce fragment en indice. Le monde ainsi recomposé se révèle un archipel lacunaire qui illustre parfaitement notre difficulté à rassembler toutes les facettes de la société contemporaine.
II - Jean Frémon, Naviguer dans l’archipel
Il arrive que notre emploi du temps conditionne l’écriture, un peu comme la géographie d’un archipel nécessite du navigateur des précautions particulières. Il faut composer, accepter les contournements, de perdre le fil, la ligne droite… pour aller à l’essentiel.
III - Paul Barnoud, De la Restauration de quelques édifices anciens
Les monuments anciens, mutilés, transformés, complétés, ont été bousculés par le temps. Ils peuvent se dédoubler en multiples fragments ou, au contraire, fédérer des entités diverses. Le jeu sur l’assemblage d’éléments de multiples origines peut susciter la fiction d’un ancrage dans le temps.
IV - Arnaud Labelle-Rojoux, Stop Making Sense
En 2023 Arnaud Labelle-Rojoux présentait à la galerie Lœvenbruck Stop Making Sense, une exposition composée de 365 dessins, tous de format identique, réalisés au cours d’une année à raison d’un par jour. Le fragment vaut ici pour le tout et se présente comme une image de notre rapport au musée, à l’art contemporain.
V – Claire Chesnier, Brisées
« La vie est en morceaux », dit Claire Chesnier. Percevoir le monde en fragments nous transforme, brise aussi notre identité, notre image. Il y a pourtant une fluidité, une sympathie d’une richesse infinie entre les fragments du monde qui nous entoure et ceux qui nous composent.
VI – Camille Saint-Jacques, Dix visées
Viser, diviser… Ce qu’il en est du regard du peintre, du spectateur et du rêveur aussi, devant des images qui s’offrent à nous par bribes souvent énigmatiques, exigeant de chacun un effort de recomposition c’est-à-dire d’imagination.
VII – Muriel Denis, Fragments de Deux
De Pascal Quignard à Fred Deux le fragment s’invite dans nos vies de manière imprévue et impromptue. Mais l’absence de lien ou de suite dans les idées n’est que temporaire. Les fragments n’en finissent pas de s’assembler et de se retrouver offrant chaque fois une expérience esthétique singulière.
VIII – Laurent Jenny, La Photographie en tout et en morceaux
Le milieu du XIXe siècle voit simultanément l’apparition de la photographie et la fin de la peinture d’Histoire. Les deux phénomènes : le travail « à la découpe » du photographe et le dépérissement de la composition, s’entretiennent. Mais jusqu’à nos photographies numériques contemporaines l’image ne cesse de se fragmenter.
IX – Éric Suchère, Album
François Le Lionnais, pendant son internement à Dora pendant la Seconde guerre mondiale, va s’entretenir de peinture avec un autre détenu, et évoquer, de mémoire, avec la plus grande minutie, des œuvres picturales avec lesquelles son ami va finir par se familiariser alors qu’ils ne les avaient jamais vues. Album est une tentative similaire dans des circonstances moins tragiques, une volonté de parcourir la peinture occidentale de la grotte de Chauvet, son origine, jusqu’à la fin du XXe siècle — mais pas forcément dans cet ordre chronologique. Un album, donc, de reproductions, de vignettes réduites.