Pendant presque vingt ans, Karine Miermont a pour voisin de palier un homme connu que, somme toute, elle connaît peu : Denis Roche.
À sa mort, le besoin prend Karine Miermont de reconstituer – de souvenirs en photographies, de bribes de conversations en lectures, de marabout en bout de ficelle – l’image de celui dont la disparition révèle soudain toute l’importance.
C’est donc ici une sorte de « tombeau de Roche » qu’érige avec délicatesse Karine Miermont : hommage qui tient autant du témoignage que de l’essai d’exégèse, reconstitution « de fil en aiguille » d’une personnalité plutôt côtoyée que connue, portrait en mosaïque de celui qui eut lui-même à cœur, dans ses photographies et ses Essais de littérature arrêtée, de fixer les traces de son passage dans le temps.
C’est dans cette distance à son sujet, dans ce mixte de retenue et d’intimité que l’ouvrage acquiert sa dimension propre : celle d’un récit. À travers l’évocation de ses rencontres avec Roche, c’est l’histoire de sa propre accession à l’écriture que retrace l’auteure, aiguillonnée par ce modèle lointain avec lequel ses affinités profondes se révèlent au fil de l’enquête. Et dans ce dialogue rabouté et sans cesse repris avec l’ami et soutien disparu, Karine Miermont donne la pleine mesure d’une figure d’homme et d’artiste.
Les auteurs
Karine Miermont, est née dans la Drôme, a grandi près de Perpignan, étudié à Toulouse puis à Paris. Longtemps productrice puis directrice artistique pour la télévision, elle a aussi écrit et réalisé des documentaires avant de s’occuper d’une forêt dans les Vosges. Elle est l’auteure de Vies de forêt (L’Atelier contemporain, 2022), Marabout de Roche (L’Atelier contemporain, 2021), Grace l’intrépide (Gallimard, 2019) et de L’Année du chat (Seuil, 2014).
Presse
Corinne Amar, Florilettres
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire
Victor Kirtov, pileface.com
Gérard-Georges Lemaire, Visuelimage
Fabien Ribery, L’Intervalle
Roger-Yves Roche, En attendant Nadeau
Christian Rosset, Diacritik
Florence Trocmé, Poézibao
Florence Trocmé, Le flotoir
Bertrand Verdier, Sitaudis
Marc Verlynde, La Viduité
Entretien d’Yves Tenret avec Karine Miermont, Radio Aligre
Anthony Dufraisse, Le Matricule des anges
Jacques Henric, Artpress
Vincent Roy, L’Humanité dimanche
Jean-Didier Wagneur, Libération
Extraits
Dans la cour de la Fabrique deux bancs se font face. C’est un endroit où l’on parle les uns ou les autres, habitants de la Fabrique, cet ancien bâtiment de travail en briques rouges devenu bâtiment d’habitation, découpé en neuf logements vers 1979. Quand nous y arrivons en 1996, ça fait donc seize ans que ses habitants y habitent ; en 2015, dix-neuf ans que nous y habitons.
Les bancs sont de bois, du teck, réputé pour sa résistance au temps, aux éléments, ni l’eau ni les insectes et pas même les termites ne l’atteignent, rien ne le corrompt. Sur ces bancs l’on s’assoit face à face quand il s’agit de prendre quelques rayons de soleil, un thé, un verre, une part de cake, un beignet d’aubergines, mais lorsque l’on est que deux et qu’il s’agit de parler, on s’assoit plutôt sur le même banc, côte à côte.
Trois fois il nous arriva de nous asseoir côte à côte et seuls sur l’un de ces bancs avec Denis, deux fois pour parler d’écriture, une fois pour parler de maladie. Cette fois-là, la dernière sur le banc, c’était le dimanche 11 janvier 2015, une date dont nous sommes très nombreux en France et ailleurs à nous souvenir. Le matin, comme très souvent le dimanche, je rentrais du marché mon vélo chargé de fruits, légumes, beurre, fromages, œufs, fleurs, poulet. Je m’étais mise à arroser les plantes de la cour près de l’entrée de chez nous, tandis que Denis était assis, seul, sur l’un des bancs. J’avais aperçu sa silhouette, sans doute fume-t-il tranquillement une cigarette me suis-je dit, sans trop m’approcher pour ne pas déranger sa tranquillité, je lui dis juste Bonjour Denis. Il me répond puis, tandis que j’arrose, au bout d’un petit moment, il me demande de le rejoindre sur le banc. Sûrement nous allions parler de ces jours si particuliers qui venaient de passer, 7, 8 et 9 janvier, et de la manifestation de ce jour, l’après-midi même. On en parla, mais vite fait, juste pour dire qu’il n’irait pas, qu’il était trop fatigué. Il parla surtout du lendemain : les médecins.
Une tumeur venait d’être détectée. « Ils vont faire un traitement de choc, en deux fois : une demain, une dans deux semaines, bombe atomique pour la tumeur. Et après on regarde. » Il raconte ça en souriant, au milieu d’autres phrases sur les médecins, les étudiants en médecine à son époque (« des héritiers »), l’étudiant en médecine qu’il fut quelques années (« J’ai mis trois ans à m’apercevoir que c’était une idée bizarre. Après je suis passé au livre »). Il raconte le voyage qu’ils viennent de faire avec Françoise, au Cambodge, la fatigue de l’avion et de la crève que Gabriel son petit-fils lui a refilée avant de partir (« une crève terrible »), les ruines d’Angkor, Siem Reap, (« certains sont agacés quand il y a trop de monde sur les sites touristiques, c’est curieux, moi ça m’est complétement égal, c’est tellement beau Angkor ! »).
Les médecins : il n’aime pas du tout avoir affaire à la médecine, devoir écouter les diagnostics, tous ces mots lui sont insupportables, il me l’avait déjà dit à propos du manuscrit de L’Année du chat, quand les examens et les traitements médicaux se succèdent. Il me le redit autrement ce 11 janvier sur le banc, il n’aime pas ça, il va pourtant s’y résoudre, et puis les médecins sont quand même très compétents et sympathiques, la « bombe nucléaire » pour éradiquer le mal il est d’accord. Il plaisante, comme souvent, faudrait pas que la mort croie qu’il a peur, faudrait pas s’arrêter de vivre tant qu’on est vivant. Alors il sourit, il rit, nous rions sur le banc comme si le sujet de la conversation n’était pas grave, comme s’il suffisait de toutes les volontés possibles pour parvenir à conjurer la maladie la mort, la tenir en respect autant de temps qu’on voudrait. Nous sourions sur le banc, je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre. Je l’écoute. Je ne suis pas dans un état normal depuis quatre jours, comme beaucoup de gens de mon pays et d’ailleurs j’imagine. Je me dis il ne manquait plus que ça, la mort omniprésente, massacres et maladie. La maladie me semble à ce moment-là plus facile à dompter que les massacres à propos desquels nous allons manifester l’après-midi même, dans quelques heures. Il est midi et quelque, nous quittons le banc en échangeant des mots légers, comme si de rien n’était, Salut Denis.
Chacun rejoint l’escalier extérieur qui monte vers chez soi, son lot comme certains ici appellent l’unité d’habitation issue du partage du bâtiment en logements, se référant au document juridique de création de la copropriété La Fabrique. Je monte, les larmes aussi. Une fois à l’intérieur, et cela est identique chez mes voisins d’en face, Denis et Françoise, un escalier dessert les deux étages de ces appartements aménagés dans la partie la plus haute du bâtiment, là où se trouvaient les bureaux et quelques logements quand c’était une marbrerie, et avant, au départ, vers 1900, une fabrique de chaises. Alors que les autres appartements, les sept autres lots, ont leur porte d’entrée au même niveau que la cour. Le tout forme un rectangle autour d’un autre rectangle, la cour. Une cour peuplée d’arbustes dans des pots, de plus en plus peuplée au fil des années, « une forêt vierge » dit un jour de 2011 Catherine notre voisine, comme agressée par la progression du volume des feuillages, soulignant une sorte d’envahissement. Entre notre arrivée et 2015, dix-neuf années, le nombre de pots s’était peut-être bien multiplié par trois, changeant l’impression de couleur : rouge en 1996 (les briques), verte en 2015.
*
Le voisinage incite à l’échange, prêt, don, troc, attention. Un œuf, de la farine, des pommes, de l’huile d’olive, un livre, une lettre, une recette, arroser les plantes, s’occuper d’un chat. La cour est souvent le lieu de l’échange, en parallèle du téléphone ou de la correspondance par Internet. Les fenêtres aussi, leurs rebords qui permettent de déposer les échanges écrits ou les petits colis sans déranger forcément le voisin destinataire. Il faudrait avoir filmé en plongée, de haut (comme font ces insupportables drones qui menacent de s’immiscer sans arrêt et en surplomb dans nos vies) toute cette petite vie autour du rectangle de la cour de la Fabrique, les allées et venues des uns et des autres, la nuit, le jour, lumières allumées, éteintes, les ombres des arbustes ou des humains, celles des chats, les silhouettes qui passent ou stationnent ou carrément s’assoient sur les bancs, le gardien qui passe avec le courrier ou ses fromages de chèvre, les vélos, les diables qui transportent une livraison de bûches ou de livres, les valises qui roulent, les poussettes, les enfants sur trottinette, les nuages, la pluie, le vent, la neige même parfois, comme cet hiver en 2010 quand la neige se déposa lentement pendant la nuit sur les toits, les verrières, les cours, composant ainsi des masses blanches rectangulaires s’encastrant les unes dans les autres, le rectangle de la Fabrique encadrant celui de sa cour elle-même découpée par les surfaces carrées ou rectangulaires des verrières. Les flocons qui continuent de tomber vers 7 heures le matin un dimanche il me semble, le silence de la neige qui accompagne le silence du dimanche matin très tôt, la lumière inhabituelle, la Fabrique dans le cocon de la neige quelques instants et moi à la fenêtre qui regarde en me demandant si mes voisins d’en face et tous les autres de la Fabrique sont là et réveillés pour voir, regarder cet inhabituel paysage de nous, et écouter ce silence.
Je voudrais ne rien oublier des signes de Denis, des traces, signes et traces que je connus, qui ne le résument ni ne le décriraient précisément ou complètement, non, juste qui le dessinent un peu, et comme en creux. Il aimait bien être en creux, là et pas là, proche et distant, passé, présent et futur, riant pour ne pas désespérer, mon voisin.