Conversation tardive, toujours tardive, toujours repoussée vers la fin d’un temps qui n’arrive pas. Ce livre témoigne de ce temps qui ne finit pas, et dont seule la photographie est capable d’en saisir les prémisses : « La photographie, est-il écrit en fin d’ouvrage, s’effaçait devant l’opacité du temps, devant l’énigme. Ce qui me troublait, c’était autant la disparition que l’apparition. Je croyais que c’était l’énigme de la photographie, c’était l’énigme de la vie . »
Ce livre se présente comme une collection de plus de deux cents photographies prises presque exclusivement entre le début des années trente et la fin des années cinquante par le père de l’auteur. Photographies dont il se trouva le dépositaire à la mort de ses parents mais qui l’ont toujours accompagné au point, écrit-il, de ne pouvoir « se souvenir d’un temps sans elles. »
C’est avec cette présence familière chargée de secret, d’énigme et d’incertitude qu’une conversation vient ici à s’engager.
Photographies en noir et blanc, usées, abîmées, raturées, au format inhabituel, douées d’une incomparable aura.
Un texte vient à en préciser chacune, assez court sauf quand, quelquefois, il prend le tour d’une rêverie, d’une remémoration. Ainsi les photographies ne sont jamais là pour illustrer un propos, mais au contraire pour le susciter.
Un monde disparu se voit re-suscité : deux fois disparu puisqu’il s’agit de celui de l’enfance, et cela ne peut être autrement, mais aussi celui d’un pays natal que l’enfant (il avait onze ans) dut quitter définitivement, chassé par la guerre.
Une double perte en vient à se conjuguer, l’une nécessaire, l’autre contingente. Et dont l’épigraphe du livre, « Sinon l’enfance, qu’y avait alors qu’il n’y a plus ? », atteste : c’est à cette double absence que le livre, ici, se confronte. Strictement, sans jamais côtoyer une nostalgie qui viendrait édulcorer le propos.
Évocation d’une enfance disparue, de souvenirs impossibles dont seule la photographie possède le sortilège, souvenirs ante natals – la rencontre de Rose et Manuel, les futurs parents de l’auteur, la naissance de la grande sœur, etc., mais aussi inscription d’un monde ambiant auquel l’enfant ne put véritablement accéder, qui le précède et l’entoure, qui est l’émanation de la vie et des gestes, des travaux et des jours.
Derrière les premiers plans des photographies – figures convenues de la représentation familiale : l’enfant, la femme, le mari, la parentèle ; figures convenues de la représentation sociale : la cohorte des amis, les activités sportives, les voyages – un monde vient à surgir dans l’arrière-scène, que le photographe ne voit pas, ne vise pas, qui ne s’impose par rien d’autre que par le fait d’être là, nécessairement là et que l’inaltérable enfant ne peut qu’entrapercevoir. Le regard fixé sur l’impossible, dans l’attente. À la recherche « d’une image dont il ne se souvient pas », dans l’intenable vision de « ce qui n’avait pas encore eu lieu ou qui avait été dérobé » est-il écrit par Jean-Jacques Gonzales qui est à la fois photographe et philosophe.
Ainsi ce livre apparaît aussi comme une méditation sur l’exil de l’enfance, sur la puissance ontologique de la photographie, à la fois comme la servante des visées d’un photographe, d’une époque, d’un monde, d’un souvenir qui vient mais encore et surtout comme le nécessaire dépositaire de l’irrécusable présence qui ne veut rien.
Les auteurs
Jean-Jacques Gonzales est né à Oran en 1950. Son père, photographe amateur, l’initie aux techniques de la prise de vue et à l’usage du Folding, un Voigtländer qu’il utilise toujours. Il quitte l’Algérie, en juin 1962, pour la France. Il enseigne la philosophie à Paris et parallèlement engage une activité de photographe. Au début des années quatre-vingt il est membre de l’agence photographique Viva/La Compagnie des Reporters qu’il quitte pour se consacrer à des travaux personnels. En 1997, il écrit un récit, Oran, dans lequel il renoue avec la mémoire enfouie de son enfance aux prises avec la guerre d’Algérie. Désormais les questions de l’exil, de la trace, de l’absence orienteront le développement de ses travaux tant littéraires que photographiques. En 1998, il est éditeur chez Séguier où il crée des collections consacrées au bassin occidental de la Méditerranée. En 2003, il rejoint Mathilde Ribot aux éditions Manucius où il publie des ouvrages de philosophie et d’esthétique des œuvres d’art. Aujourd’hui, il vit et travaille entre Paris et Biarritz. Il est notamment l’auteur de Albert Camus, l’exil absolu, 2007 ; Ébauche de Mallarmé, 2013.
Son site Internet.
Presse
Jean-Pierre Brun, L’Algérianiste
Jean-Paul Gavard-Perret, Le Salon littéraire
Marie Goudot, Études
Fabien Ribery, L’Intervalle
Roger-Yves Roche, En attendant Nadeau
Extraits
Trois jeunes hommes avancent. Souriants. Sûrs d’eux-mêmes. Manuel est à droite. Écharpe. Pardessus. Ils avancent résolument vers le photographe. Peu de soleil. Hiver. Le cadrage laisse apparaître une arrière-scène profuse. Nous sommes au centre-ville. Tout l’indique. Trottoir. Magasins. Réverbères (je retrouverai les mêmes quelques années plus tard à Paris).
Je scrute le fond de l’image. La vitrine d’une boutique, à gauche, est surchargée de texte publicitaire. Les lettre sont floues. Je crois deviner le mot France à la dernière ligne. Tout en haut, barré par le tronc d’un palmier, sans doute le mot Méditerranée. Une agence de voyage probablement. À droite, la rue s’enfonce vers un arrière-plan invisible d’où émerge l’avant d’une voiture. Beaucoup de passants sur le trottoir. Une grande silhouette coiffée d’un chèche ou d’un turban blanc. Derrière l’épaule gauche de Manuel un jeune garçon se penche pour regarder le photographe photographiant. Il semble sourire. Il doit avoir dix, onze ans. Étonnamment, il porte une veste d’adulte (les pauvres gens sont souvent vêtus des rebuts des riches, me dis-je), et est coiffé d’un Fez.
C’est le centre-ville. Je l’ai à peine parcouru. J’avais sans doute le même âge que ce jeune garçon lorsque nous avons quitté définitivement notre ville.
À l’extrême droite de la photo un homme vêtu d’un costume sombre, chapeau de feutre, chemise blanche, pensif, sa tête est légèrement inclinée vers le sol, ses bras peuvent être croisés dans son dos, entre d’un pas décidé dans l’image.
Une moitié de son corps est à l’intérieur de la photographie. L’autre pas encore. Son mouvement indique clairement la continuité avec le dehors de l’image qui n’est pas tout à fait différent de son dedans. Il va vers l’autre lieu, vers cette rue qui s’ouvre, derrière les trois personnages, que le photographe ne cherche pas à photographier mais qui tout de même apparaît.
Il va vers cette ville que je n’ai pas eu le temps de connaître véritablement et qui me demeurera à jamais inconnue.
Comme si cela m’avait été dérobé, ou n’avait pas encore eu lieu, pensai-je.