Dans Le Bestiaire de Marcel Broodthaers, figure majeure de l’art post-duchampien dont on célébrera le centenaire en 2024, un réseau secret de correspondances relie les animaux réels ou imaginaires qu’on croise au fil des pages : l’abîme, l’agneau, l’aigle, l’alcoolique, le banquier, le bœuf, l’huile et le vinaigre, la mer, le rhinocéros… Leur seule énumération communique déjà une joie venue de l’enfance, joie de semer le désordre dans les catégories ordinaires.
Présentations par Jean Daive et Maria Gilissen-Broodthaers
Le travail de Jean-Louis Bentajou - sa pensée en peinture - est une traversée de « l’Insaisissable » dont le foyer vivant est la couleur. Conscient de ce qui se perd dans le passage vers l’image lorsque la peinture privilégie le modèle et s’y enferme, Jean-Louis Bentajou oppose résolument un acte libéré de tout asservissement au motif pour rejoindre « le présent qui vient et se retire ». La main de l’artiste déjoue ainsi le piège de l’œil pour recréer, entre ses touches, l’événement primordial où vibre la couleur, réinstaurant un rapport sensible au monde au-delà de toute forme arrêtée. S’ouvre alors un espace profond où le dedans du corps rejoint l’extériorité : un « intérieur-toujours-plus-loin », un « horizon-comme-soi-même ».
Les dessins d’enfant permettent-ils de retracer les fondements d’une œuvre à venir ? Peut-on les considérer comme l’enfance de l’art ? Rien n’est moins certain, tant les choix individuels et les partis pris d’un artiste ne se dégagent que lentement des archétypes propres aux dessins d’enfant. Philippe Comar n’est guère porté à leur attribuer plus d’attention qu’ils n’en méritent, mais il tente de saisir ce qui, dans ses premières expériences graphiques, a nourri sa pratique actuelle de dessinateur. À travers ses souvenirs, qui pour certains remontent au plaisir d’apprendre à tracer des lettres sur un cahier d’écolier, il montre comment le dessin s’est imposé à lui comme un moyen de connaître le monde, d’y adhérer, de le vivre plus poétiquement.
(Préface de Stéphane Guégan)
Portrait en fragments invite à une nouvelle exploration de l’univers foisonnant de l’artiste monténégrin Dado (1933–2010), découvert par Daniel Cordier et Jean Dubuffet peu après son arrivée en France en 1956. Organisé autour de thématiques essentielles pour appréhender l’une des figures les plus singulières de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, l’ouvrage a été conçu et annoté par sa fille, Amarante Szidon, à partir d’enregistrements, pour la plupart inédits, réalisés en 1981 et 1988 par Christian Derouet.
Les yeux, a-t-on coutume de dire, sont les fenêtres de l’âme. Les tableaux, dit-on encore, sont comme des fenêtres. C’est que tout est affaire de passage entre l’intérieur et l’extérieur, car alors que la porte, comme ouverture, permet au corps entier de franchir le seuil, la fenêtre, elle, n’offre du monde qu’un pur spectacle, auquel les sens seuls sont conviés, et la vue la première. Étonnant théâtre du monde que celui sur lequel ouvre la fenêtre : du réel, elle décide de tout cacher ou de tout dévoiler, selon qu’elle veuille jouer de la clôture ou de l’ouverture.
Mieux qu’un objet, la fenêtre devient alors une forme, un mode d’être, une façon de voir : un langage.
Nul peintre, nul écrivain, on le comprend, qui n’en ait fait sa matière.
C’est à cet art des fenêtres, un art étonnant, troublant, que du Graal à Rilke, de Shakespeare à Proust, de Goethe à Mallarmé ou encore de Cervantès à Flaubert, mais aussi de Vermeer à Bonnard, de Friedrich à Matisse, de Bruegel à Chirico ou de Van Eyck à Balthus, au long d’un double parcours littéraire et pictural, cet essai veut donner toute sa plénitude et tout son sens.
Traduit de l’italien par PHILIPPE DI MEO.
À côté de sa prodigieuse fiction, Giorgio Manganelli a poursuivi avec assiduité une œuvre d’essayiste et de critique. Publié pour la première fois en Italie en 1987, « Salons » regroupe un choix de sa réflexion dans le domaine des Beaux-Arts, réalisé de son vivant par son auteur lui-même. L’ouvrage offre un choix de thèmes et d’artistes et de genres extrêmement variés : Edvard Munch, René Lalique, Honoré Daumier, Benedictus, Cecil Beaton, etc. À côté des grands artistes, il accorde une place importante aux arts dits « mineurs » : tabatières, peintures sur éventails, verreries, tissus, photographie, etc. De sorte que l’ensemble frappe par la variété de ses thèmes et la qualité proprement encyclopédique de son information. L’acuité du regard de Manganelli étonne : il n’imite jamais personne, ses analyses sont toujours fortement originales, dérogent à l’historicisme.
Comme tout le monde, j’ai regardé des tableaux avant de savoir lire et écrire. J’ai toujours regardé les couleurs, longtemps, incompréhensiblement. Je ne suis pas devenu peintre.
Plus tard, j’ai commencé à écrire. J’ai voulu reprendre ces plongées, poursuivre ces tableaux, courir après l’effet qu’ils me faisaient.
Écrire pour encaisser la peinture, en retourner l’impact, en vivre les conséquences. Presque toujours de mon propre chef, j’ai essayé de savoir ce que ces œuvres voulaient, et me voulaient, comment elles portaient mes couleurs en emportant leur désir.
Réunir ces textes c’est l’occasion de faire le point sur ces chemins d’art. C’est aller voir comment écrire et peindre se croisent, se quittent, s’accompagnent. Comment chacun sépare pour agir côte à côte, mais regarder le monde ensemble.
Observer dans les corps le renvoi des effets au fin fond de leurs sources, et vers où ils engagent. Ce faisant, c’est, d’une même main, ajouter un pan à l’aventure des Juliau puisqu’au fond regarder un paysage ou des tableaux, c’est la même opération.
Le point commun à ces textes, à la fois nouvelles et brefs essais, est la familiarité, l’intimité dans lesquelles JEAN-LOUIS BAUDRY y apparaît avec les œuvres d’art et avec les artistes, jusqu’à ce que cette relation devienne une façon de vivre et de voir le monde à travers la création artistique.
Il est rare, et tellement stimulant, de pouvoir se laisser entraîner par une lecture où le commerce avec l’art appartient de façon si subtile, si émouvante, au registre de l’autobiographie, là où se mêlent mémoire et imagination, là où les artistes réels et leurs œuvres cohabitent avec les artistes et les œuvres inventés par la littérature et appartenant à la fiction. Les intuitions de l’auteur, sa sensibilité, les mouvements de sa pensée, s’imposent avec le naturel souverain de la chose directement ressentie, vécue. La profondeur de ses analyses, de ses découvertes, tient paradoxalement à cette qualité de légèreté – à l’opposé du superficiel ou du frivole – qui se joue des coquetteries de l’étude académique et des entraves des protocoles savants.
Dans le bonheur de cette écriture, se réalise cet alliage si précieux du réel et de l’imaginaire, de la sensibilité et de la pensée, qu’on appelle la poésie.
Le dialogue entre Olivier Cena, journaliste, et Gérard Traquandi, peintre, s’ouvre à Venise, au cœur des merveilles de l’architecture italienne et à quelques pas du fourmillement de la Biennale d’art contemporain. Un semblable contexte, riche en significations esthétiques, sociales et politiques, est le point de départ d’une discussion libre qui aborde tour à tour les questions de la mondialisation et de la démocratisation de l’art contemporain, aussi bien que celle, déterminé par la problématique écologique, du rapport de la peinture à la nature, aux êtres et aux choses qui peuplent la terre.
« Il n’y a pas de commencement. Ce que l’on nomme l’œuvre n’a ni commencement ni fin, voilà ce que dit d’abord le peintre. » Ainsi commence sans commencer le dialogue en spirales entre l’écrivain Marc Le Bot et le peintre Leonardo Cremonini, Les parenthèses du regard que les deux auteurs avaient dédié à Gaëtan Picon. Repris en fac-similé, il est accompagné d’autres essais par lesquels Marc Le Bot tente d’approcher « l’irréductible énigme » de la peinture figurative et métaphysique de Leonardo Cremonini.
Dans la monographie qu’il a consacrée en 2016 à Frédéric Benrath, Pierre Wat notait très justement que la peinture est vécue chez ce dernier « comme un art épistolaire et amical ». Mais ce caractère « adressé » de l’aventure picturale de Benrath fut également prolongé – ou redoublé – par l’intense correspondance écrite dont il ne cessa de l’accompagner tout au long de sa vie. « Cette correspondance qui s’établit entre nous, écrit Benrath le 20 juillet 1975, ces lettres établissent vraiment une “correspondance” entre nos pensées affectives et nos idées sur les choses et les gens, sur l’art et la littérature. Cela est très important, tu le sais puisque tu réponds si bien ». Mais, comme le dira Michèle (ou Alice) dans une lettre du 29 décembre 1980, à un moment où elle prend un peu plus d’indépendance, « T’écrire, c’est aussi écrire » : le destinataire tend à disparaître et à être absorbé dans l’acte d’écriture auquel il a pourtant servi de point de départ.
Cet ouvrage réunit la correspondance du marchand d’art Pierre Matisse et du peintre Joan Miró, entre 1933 et 1983. Reflets d’une relation aussi bien professionnelle qu’amicale entre les deux hommes, les lettres échangées donnent une vision particulière du monde de l’art. Les déclarations d’amitié y côtoient les tensions entre marchands, les réflexions de l’artiste se mêlent aux évocations plus intimes. De la description des œuvres réalisées par Miró, jusqu’à la mise en place des expositions, les échanges retracent les différentes étapes d’une production artistique foisonnante qu’il faut défendre au mieux. Car pour permettre à Miró d’émerger aux États-Unis, Pierre Matisse le dit bien, il faut « ouvrir le feu ».
Dessinateur instinctif et autodidacte, Louis Pons a développé seul sa technique au fil d’une vie d’errance relative dans la campagne provençale, entre 1945 et 1970. Partant de la caricature, passant par le travail sur le motif, il est parvenu à ces pages saturées par lesquelles il s’est fait connaître : ratures encrées d’où se dégagent des figures fantastiques et organiques, mi-hommes mi-animaux, parfois érotisées et toujours empêchées, « drolatiques comédiens du dérisoire ».
« Singulier » est une des entrées du dictionnaire déréglé que Frédéric Valabrègue consacre ici à l’œuvre du dessinateur. « Le singulier est un artiste minoré dans la mesure où son œuvre ne se prête pas à un discours d’ensemble. » D’où la nécessité d’un discours de détail. Épousant donc au plus près la biographie de l’artiste, reliant entre eux ses thèmes et ses caractères distinctifs, démontant les assimilations forcées qui ont affecté son travail, réactivant un corpus d’œuvres trop mal connues, l’écrivain fait apparaître, au milieu de leur opacité apparente, comme la constellation du dessein qui les guide. Méthode bien digne de la pratique de Louis Pons : « Dessiner, pour lui, cela veut dire donner un coup de sonde dans une poche nocturne grossie par toutes les terreurs innommables. »
Cet ouvrage constitue le catalogue de l’exposition « Palimpseste » de Farhad Ostovani au musée d’Art et d’Archéologie du Périgord et à la médiathèque Pierre Fanlac de Périgueux, du 15 octobre 2020 au 4 janvier 2021.
Le titre que Farhad Ostovani a conçu pour ses expositions de Périgueux est on ne peut plus adéquat à l’ensemble de son œuvre. On gagnera à pénétrer dans les voies diverses et les multiples réalisations de son œuvre avec pour clef ce nom de « palimpseste » par lequel il détermine une image accomplie, conquise par le travail et sa maturation, et stabilisée dans le sentiment de satisfaction qu’elle donne à son auteur. Car cet examen de soi nous apprend une chose tout à fait fondamentale : l’œuvre qui se fait, qui va selon ses rythmes, qui se diversifie par de multiples motifs peints ou dessinés, et par des techniques et des formats non moins divers, est coextensive à la temporalité de l’existence comme telle, qui n’est pas moins variée ni moins différenciée. De telle sorte que l’activité créatrice et l’existence personnelle de cet artiste ne sont en rien distinguables, en rien hétérogènes l’une à l’autre. De Farhad Ostovani la vie et l’œuvre sont, foncièrement, le même : une œuvre-vie.
« Cédant au narcissisme contemporain et tapant un jour son nom sur un moteur de recherche, mon héroïne aurait vu son existence virtuelle supplantée par celle d’une femme du temps passé, mieux référencée sur les pages web. » Cette femme, c’est Eva Gonzalès (1847-1883), peintre et unique élève d’Édouard Manet, auteure d’une œuvre trop tôt interrompue par la mort et, sinon héroïne contemporaine, du moins jeune femme moderne. Bien digne de cette étrange genèse, l’ouvrage adopte une forme singulière où se mêlent monographie, enquête biographique, récit et notes autobiographiques.
À le prendre à la lettre, le terme de monographie paraît insuffisant pour qualifier l’ouvrage d’Armand Dupuy. Sous-titrée « Récits, pensées, dérives & chutes », cette longue étude de la peinture de Jérémy Liron désarçonne dès les premières lignes en restituant en flux de conscience le désarroi d’un chaos de sensations – approche fort subjective, annonciatrice d’une diversité inattendue des régimes d’écriture. Et de fait, si la suite de l’ouvrage réserve des analyses d’une clarté toute classique, ce désemparement initial marque la recherche de bout en bout : « ce qu’on voit face à une peinture n’est que notre propre contact avec elle », selon la formule de Bernard Noël qui sert de boussole à l’auteur. L’enquête prend l’allure d’un drame introspectif. Elle ne sondera pas seulement l’œuvre, mais aussi bien celui qui prétend la voir et l’écrire.
« Se pourrait-il qu’un événement soit ce moment si singulier qu’il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d’autres moments […] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »
C’est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d’une Vierge de l’Annonciation, à la fin du XVe siècle.
Récit d’une fascination et exploration d’une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S’immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d’un œil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l’auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l’écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.
À qui pense qu’on n’a plus grand-chose à voir ni à apprendre des peintures de Claude Monet, trop vues, trop interprétées, le court récit de Stéphane Lambert démontre le contraire. Il se donne à lire comme une tentative de regarder l’œuvre du peintre de Giverny depuis notre présent tragique : celui d’une « ère nucléarisée », d’un « champ de ruines à l’approche d’un possible anéantissement », d’un « après-paysage ». Dès lors, peut-être pourrons-nous entrevoir « dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ».
« Peintre du lointain intérieur s’il en est », Édouard Manet incarne aux yeux de Gérard Titus-Carmel une déchirure étrangement féconde du rapport moderne au monde. Retiré dans la nuit de son être, dans ce que Georges Bataille nommait « une indifférence suprême », le peintre lave le monde qu’il représente de toute interprétation pathétique. Mais c’est pour le rendre à son étrangeté fascinante, pour ouvrir « sur un état du monde bien plus énigmatique qu’il n’y paraît ».
Selon les anciens, pour faire un grand peintre, il fallait trois conditions : élévation de l’esprit, liberté du pinceau, connaissance des choses. Trouver un artiste qui remplit une de ces conditions est déjà rare. Or, dans la vieille ville d’Edo, vivait un artiste nommé Hokusai (« Atelier du Nord ») qui les remplissait toutes à merveille. Si Hokusai sait camper une scène de société avec vivacité, s’il saisit avec une rapidité fulgurante toutes sortes de phénomènes, s’il plonge avec humour dans les fantasmes, c’est peut-être dans les grands paysages qu’éclate son génie à la fois extravagant et serein.
On connaît Géricault pour ses peintures de chevaux transis par la foudre, pour ses portraits d’enfants les plus troublants de l’art français, pour ses têtes de fous qui n’ont aucun équivalent dans l’histoire de la peinture, et pour son immense tableau révolutionnaire et moderne, Le Radeau de la Méduse, chef-d’œuvre du Romantisme et protestation de la vie jusque dans la mort. On sait aussi que sa vie fut brève et fulgurante, son œuvre inachevée mais géniale, et que sa mémoire fut révérée par tous les artistes du XIXe siècle.
Mais on ne savait pas ce que Jérôme Thélot montre ici, que Géricault fut en outre un penseur, aussi grand qu’il fut grand artiste.
Avec Magritte ne pourrait mieux porter son titre. Réunissant en 1977, dix ans après la mort du peintre, les écrits qu’il lui avait consacrés entre les années 1940 et 1960, Louis Scutenaire immortalisait là une complicité de quarante ans, entre compagnonnage et « copinage ».
Il l’avait écrit à Heller : « Si vous tenez propre ce tableau, il restera cinq cents ans propre et frais… » Dürer donne rendez-vous en l’an 2000. À présent que nous sommes à l’échéance annoncée, que reste-t-il à écrire de Dürer ? Interroger ce reste : chacun peut y aller de sa compilation.
Il n’en fallait pas moins un cartographe habile pour resituer ainsi dans notre ciel le riche amas de la galaxie Dürer à cinq siècles de distance, et combiner sous nos yeux les lignes de sa constellation maîtresse : le Burin du graveur.
Dans la dernière édition de L’origine des espèces (1856) Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Le temps a passé et la réponse à la question que se posait Darwin semble de plus en plus échapper à la philosophie et à l’esthétique pour devenir l’affaire de l’anthropologie, des naturalistes et de la sociologie. En matière d’art, la fin des prétentions de l’universalisme européen et celles aussi de « l’exception humaine » (J-M. Schaeffer) renouvellent les questions concernant l’origine de nos conduites esthétiques : quand et comment sont-elles apparues ; quels en sont les moteurs ; sont-elles exclusivement humaines… ? Si les pratiques contemporaines depuis une quarantaine d’années ne rejettent plus l’idée de beauté plastique, elles y sont parfois (souvent) indifférentes comme si cette notion qui a longtemps dominé l’art était marginale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Beautés ouvre donc l’enquête en interrogeant artistes et penseurs dans le but de documenter les enjeux.
Depuis deux siècles l’histoire de l’art occupe le passé, elle ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et finit par cautionner les valeurs du marché. Face à l’histoire l’artiste et l’amateur d’art, manquant d’autorité et de statut, sont souvent démunis.
Qu’en est-il aujourd’hui de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ? Une telle hiérarchisation des pratiques artistiques entre high and low a-t-elle encore un sens ou bien doit-on désormais considérer que le temps d’une création libre, sans bornes ni entraves est venu, que l’art est un tout au sein duquel chacun est libre d’aller et de venir comme bon lui semble ?
Derrière cette question qui agite l’art contemporain depuis quelques décades se cachent de nombreux enjeux économiques, sociaux et bien sûr esthétiques qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et se développent tout au long du XXe. L’étude de ces enjeux montre que l’esprit libertaire qui prétend faire tomber les barrières est autant porteur d’émancipation que d’une idéologie libérale.
L’usage actuel du terme de chef-d’œuvre semble paradoxal. On le voit dénié par la réalité de l’art, qui procède d’un travail produisant des pièces par séries ; décrié par l’époque, qui le rejette comme une notion anachronique, sinon antidémocratique ; dévoyé par le marché, où il s’emploie pour désigner celui des travaux d’un artiste qui se vend le plus cher – et néanmoins, il subsiste à l’état de boussole, de nec plus ultra, d’expérience esthétique suprême : jamais les toiles de maîtres n’auront vu défiler autant de spectateurs.
À partir de ce constat, Éric Suchère et Camille Saint-Jacques proposent chacun un essai, sous un titre – Le Chef-d’œuvre inutile – qui se veut moins provocant que problématique. Car s’il s’agit bien ici d’interroger ce qu’on pourrait nommer un déclin du chef-d’œuvre, on ne trouvera en ces pages nulle déploration de principe. Non pas céder, donc, à une dépréciation massive des tendances contemporaines, mais forger les critères qui permettront de les comprendre et d’en apprécier l’opportunité.
Ce livre évoque le roman picaresque, il n’y a pas d’autre mot, de La Délirante et de ma vie, c’est tout un, et de l’amitié créatrice qui m’a lié à tant de poètes et de peintres, à Sam Szafran surtout, le temps de cette aventure.
L’escalier de la rue de Seine que je l’avais engagé à dessiner et peindre, avant qu’il s’y mît pour n’en plus sortir, comme du songe d’une ammonite, marqua l’acmé de notre amitié et de son œuvre. J’ai tenté jusqu’au bout de l’arracher à la tentation de l’escalier, mais elle était si forte qu’il resta captif de ses déclinaisons jusqu’à sa mort. [F.E.-E.]
Au milieu des années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch a abandonné l’entreprise familiale de fourrure, pour fonder à Strasbourg une galerie consacrée à ce que Jean Dubuffet appela l’Art Brut. Un retour à ses amours d’adolescence : le monde de l’art et ses sensations fortes, s’impose à lui. Débutant à la manière d’un conte, s’apparentant ensuite, tantôt à un roman d’aventures, tantôt à une enquête, Le Beau, L’Art Brut et le Marchand relate ce périple singulier.
En 1874, un groupe de peintres dissidents expose ses œuvres en marge des circuits officiels. Un critique invente par dérision le mot « impressionnisme ». Cet événement est considéré, à juste titre, comme l’une des étapes initiatrices de l’art moderne. Avec ces expositions, l’écosystème de l’art contemporain se met alors en place : recherche du scandale, intervention monopolistique d’un marchand, union opportuniste des plasticiens et des écrivains d’avant-garde.
Cet ouvrage s’appuie sur une documentation de première importance et met en avant propos et témoignages de « premières mains » qui révèlent pour la première fois la stratégie des artistes. Les échos avec notre époque contemporaine sont multiples et pour le moins surprenants…
Une femme surgit. Et revient, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, en une suite de dix-sept séquences. 17 secondes, le roman-photo de Marc Blanchet, lie chaque portrait de cette femme à une prose, en une suite numérotée qui interroge le mystère de l’autre autant que l’acte et l’image photographiques. Y a-t-il réellement fiction ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un monde d’hypothèses, né de l’envie d’écrire sur l’être aimé, d’en raconter la présence dans le temps — et penser ainsi la photographie à travers une écriture poétique ? 17 secondes se déploie comme un éventail, à même de se refermer pour enclore ses secrets.
And Also The Trees (« et aussi les arbres ») propose une approche photo-textuelle du paysage dans laquelle l’arbre est autant modèle que sentinelle, dans sa propre solitude ou dans une solitude rassemblée : la forêt. Souvent prises dans la vitesse, au crépuscule ou de nuit, ces photographies inscrivent des diffractions où la notion de composition s’avère essentielle. Écritures photographique et littéraire se côtoient ou se disjoignent pour penser le paysage, dans ses mystères, ses ruptures, son opacité — parfois son silence. En miroir d’un essai sur l’acte photographique et la perception de son propre corps lors des prises de vue, l’écrivain-photographe Marc Blanchet, par l’horizontalité du paysage ou la verticalité d’un arbre, nous met face à un univers qui surgit entre soudaineté et disparité, présence et profusion.
Moi je connais mon pays et je le peins. Allez-y voir, vous reconnaîtrez mes tableaux. (Gustave Courbet)
La voiture du paysage : c’est ainsi que Courbet désignait la carriole entraînée par l’âne Gérôme – du nom de son rival bonapartiste de Vesoul – à travers les paysages de son Jura natal. Munis d’une voiture tant soit peu plus puissante, l’écrivain François Laut et le photographe Lin Delpierre ont parcouru les plateaux et vallées de ce qui fut à la fois le terrain de son enfance, son « atelier ouvert » et, étendu à la Suisse, sa terre d’exil.
Aux cinq séries de huit photographies, regard contemporain sur le territoire pictural d’un peintre du XIXe siècle, répondent autant de textes qui élargissent le champ en puisant d’abondance aux écrits et aux peintures de Courbet. Le Jura y agit comme révélateur des nombreuses vies du peintre, des plus éclatantes aux moins connues.
« Le silence nous porte à la contemplation, à l’écoute de l’inouï. S’il me fascine, c’est que je sais qu’il m’attend quelque part. S’il fait mine d’être muet, peut-être nous écoute-t-il ? Il n’est pas le vide, il est plein de lui-même. Il s’écrit par la ponctuation, il bat entre les mots. Constitutif de la musique, il est audible. Il se donne à voir par le dépouillement en peinture ou par les arrêts entre nos gestes. Il doit être photographiable ; certains y sont déjà parvenus. Oui, photographier le silence qui ne réclamerait plus les mots qui m’envahissent et me débordent si souvent. »
Les images rapportées par Patrick Bogner de ses incursions aux abords du cercle arctique, dans les Orcades, les Féroé, à Saint-Kilda, en Islande ou en Norvège, mettent en scène le sublime écrasant de paysages déserts et déchaînés, inhabitables, où l’homme, fatalement de passage, vient rechercher un face-à-face avec des forces qui l’excèdent.
Inspiré par le romantisme primitif du Sturm und Drang, le photographe reprend ainsi l’ambition de Caspar David Friedrich : celle d’une peinture de paysage capable – si tempétueuse, heurtée et accablante qu’elle soit – de susciter la même contemplation que les images sacrées.
Marelle est un recueil de poèmes cliniques. Psychologue clinicienne et psychanalyste, Julia Peker exerce dans un Centre Médico-Psychologique où elle reçoit enfants et adolescents. Chacun des poèmes de ce recueil reprend une consultation menée avec un enfant. Il ne s’agit pas de restituer un tableau clinique, mais de rendre hommage à la singularité de chaque rencontre. Dans sa lecture de Marelle, le poète Jean-Louis Giovannoni remarque que l’écriture de Julia Peker « travaille directement avec les parts invisibles de notre psychisme, non seulement celles qui nous fondent, mais aussi celles avec lesquelles nous envisageons le monde et notre rapport aux autres ». Marelle est un livre de poésie qui nous rappelle « qu’il faut d’abord réparer ce qui est blessé en profondeur ; bricoler s’il le faut du provisoire, bouger même si c’est de peu, et surtout tenir dans le temps… pour que le chant puisse un jour reprendre ».
Préface de Jean-Louis Giovannoni
Dessins d’Ena Lindenbaur
Nous qui nous apparaissons trace une voie dans l’inconnu, dans la nuit des sombres temps. Pour affronter cette nuit, Gérard Haller invoque la compagnie des poètes qui lui sont chers, comme Nelly Sachs et Paul Celan, dont une formule aussi obscure que limpide est placée en exergue : « vers nous et devant nous et vers nous ». C’est ce battement qui scande Nous qui nous apparaissons, comme il scande tout cheminement dans l’inconnu.
Écrire, photographier : deux façons de se tenir au bord du monde.
C’est ce bord, immémorial et intime, que le photographe Alain Willaume arpente, dont il relève obstinément les traces et fait retentir l’écho. Et c’est là que l’accompagne, par moments, depuis plus de trente ans le poète Gérard Haller.
Face’s End est né de cette compagnie à éclipses, éphémère et fidèle.
Livre à deux cette fois – deux écoutes, deux regards. Mais, d’un phrasé sur image à l’autre, un seul et même poème. Un film au ralenti. Le temps devant chaque image de la laisser entrer en résonance et s’ouvrir, se diffracter, nous exposer ainsi à la nuit du monde qui nous précède comme à l’inouïe aurore qu’elle appelle.
C’est un livre dont il est plus facile et plus tentant de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est : d’abord parce qu’il est singulier, étrange et peut-être unique en son genre ; ensuite pour éviter à son lecteur d’être déçu pour de mauvaises raisons. Loin de lui tout « projet », tout « message », toute arrière-pensée. Il est tout entier à ce qu’il raconte, n’a pas le temps et l’espace de nous adresser des clins d’œil, et pour cause : ce qu’il relate est la vie même, dans ce qu’elle a de beau, d’embêtant et de déchirant. C’est un roman qui n’a pas d’autre beauté que de conter un destin qui nous touche ; mais cette beauté-là, il l’a toute. On ne peut mieux plaider en sa faveur qu’en demandant de lui faire confiance. Il le mérite, et on ne le regrettera pas.
La peinture figurative et évanescente de Jérémy Liron se déploie en grande partie par séries, aux noms empreints d’une sourde mélancolie, comme ses Tentatives d’épuisement, ses Images inquiètes, ou ses Absences. Les Archives du désastre, qui comptent aujourd’hui près de 400 pièces de modeste format et auxquelles sont consacrées ce volume, sont l’une d’entre elles. Elles recueillent un ensemble de figures spectrales, dessinées à la craie noire, puis voilées d’une couche de peinture vert de Hoocker. Elles sont les reliques d’un désastre, d’un changement d’astre, qui eut lieu avec la vague d’attentats terroristes durant la dernière décennie. Préface de Lionel Bourg ; entretien avec Anne Favier.
Reproduction en fac-similé d’une série de vingt aquarelles — des couchers de soleil — de l’artiste Ann Loubert, accompagnées de deux poèmes de Jacques Moulin.
(Ouvrage au tirage limité, uniquement vendu auprès de nos éditions.)
Au Pont du Diable est le résultat d’un moment de pause. Pause d’un artiste, venu au bord de l’eau aux heures les plus chaudes de la journée, pour voir les gens s’y prélasser. Alexandre Hollan ne reste pourtant pas inactif. Fusain à la main, il réalise des croquis de ces êtres rassemblés là. Un seul trait, modulé en quelques courbes, suggère les corps, les visages, sans fond ni perspective. Les modèles ne posent pas, ils se laissent saisir par l’œil de l’artiste comme ils sont, sans chercher à paraître. Et de la même façon, pas de pose artistique dans les croquis. Il s’agit simplement de saisir la vie telle qu’elle se donne à voir.
Catalogue de l’exposition des œuvres d’Ann Loubert & Clémentine Margheriti à la Halle Saint-Pierre, à Paris, du 14 octobre au 2 novembre 2014.