Le corps peint

Malgré l’absence de vestiges, les plus anciens tatouages conservés de corps momifiés datant de 3000 ans avant J.-C., plusieurs indices semblent accréditer l’idée que l’homme a pris son propre corps pour premier support de la peinture. De cette pratique originelle, on peut, observer des résurgences jusque dans les mouvements contemporains du Body Art et du Transvestisme.

Date de publication : 20 octobre 2023
Format : 11,5 x 16 cm
Poids : 160 gr.
Nombre de pages : 192
ISBN : 978-2-85035-096-2
Prix : 8.50 €

Malgré la richesse et l’extraordinaire variété des décorations corporelles dans toutes les sociétés dites « primitives », il est possible de déterminer certaines fonctions générales nettement distinctes :
Les peintures corporelles, qui ont un caractère éphémère, et qui sont associées à des fêtes, des cérémonies, des pratiques magiques. Elles nous font pénétrer dans le domaine du sacré, c’est-à-dire de la transgression rituelle des tabous. Aussi manifestent- elles des dispositions psychiques qui, dans la culture occidentale, sont réprimées ou affectées d’un caractère psychotique.
Les marques les plus durables, par tatouage ou scarification, qui équivalent à une inscription sur le corps de l’ordre culturel de la communauté et de la situation sociale des individus.
Avec l’invention de l’écriture et la constitution des États, l’inscription est transférée du corps des individus à une peau plus anonyme : le parchemin. Le corps, pour être désormais intact, n’en est pas moins l’objet de retouches visant à l’assujettir à sa propre image : cosmétique, maquillage et opérations esthétiques de toute nature. La séduction joue sur la limite entre l’occultation et l’aveu de ces artifices. Cependant, la marque corporelle est délibérément assumée dans certains domaines marginaux : le tatouage des forçats, des aventuriers, des prostituées, le maquillage des acteurs et des clowns, le grimage des enfants, etc.
L’évolution de la peinture moderne peut être interprétée comme la réactivation anti-illusionniste de l’épiderme de la toile. De fait, au terme de cette évolution, le corps est à nouveau assumé dans sa fonction de support originel de la peinture, notamment dans les mouvements du Body Art et du Transvestisme.

Les auteurs

Michel Thévoz est né en 1936 à Lausanne. Philosophe et historien de l’art proche de Dubuffet, il a été conservateur de la Collection de l’Art Brut depuis sa fondation en 1976 et jusqu’en 2001. Il a publié une trentaine d’ouvrages, notamment sur l’art des fous, le suicide, le spiritisme, l’infamie, le reflet des miroirs, la pathologie du cadre et le « syndrome vaudois ».

Presse

Florence Andoka, Lacritique.org
Étienne Dumont, Bilan.CH

Extraits

Le terme de « corps peint » est pris ici dans son extension la plus large : peinture proprement dite par onction du corps, nécessairement éphémère ; peinture intra-épidermique, en principe indélébile, injectée par le procédé du tatouage ; motifs dessinés en relief par les cicatrices résultant de la scarification.
Depuis la première version de cet ouvrage il y a près de quatre décennies, la peinture corporelle, et plus précisément les tatouages ou les simulations de tatouages par la peinture, ont fait une réapparition spectaculaire et massive, en tant qu’effet de mode ou peut-être en tant qu’usage social, comme dans les sociétés dites primitives. Les phénomènes historiques — il faudrait aussi dire en l’occurrence préhistoriques — ne se répètent que sous une forme caricaturale, disait Marx. De fait, le tatouage contemporain, qu’on doit bien qualifier de rétro, s’est banalisé non seulement par sa généralisation à toutes les catégories sociales, à tous les âges, aux deux sexes, etc., mais par son insignifiance. Certes, on peut l’interpréter de cas en cas, et dans des sens antinomiques : comme une revendication de marginalité ou d’appartenance ; comme une forme d’exhibitionnisme ou d’intimisme ; comme une marque de virilité ou de féminité ; comme un engagement à une cause quelconque ou comme un défi nihiliste ; comme une protection magique ou comme une simple coquetterie, etc. Mais la pluralité même et l’indécidabilité de ces motivations en font bien ressortir la gratuité.
Ce n’est certainement pas le seul exemple « postmoderne » de l’agonie d’une pratique qui prend la forme paradoxale d’une inflation.
Mais cette exténuation sémantique nous met justement en situation de mieux comprendre le phénomène et ses avatars depuis la préhistoire. C’est quand les choses meurent qu’on accède le mieux à leur vérité. L’élucidation est toujours posthume à son objet. Et il apparaît précisément en l’occurrence que, en dépit de la superficialité qu’on serait enclin à lui prêter, la peinture corporelle est essentielle à l’espèce humaine, même et surtout lorsqu’elle entreprend de rendre insensible son artifice et qu’elle s’affecte de naturel. Le propos de cet ouvrage est de montrer que, d’une certaine manière, son titre est un pléonasme : il n’est de corps que peint, et il n’est de peinture que corporelle.
L’homme se distingue des autres mammifères par un porte-à-faux existentiel avec sa nature biologique, inauguré par ce que Lacan a désigné comme le « stade du miroir ». Autrement dit, l’être humain se situe dans un rapport problématique avec sa propre image, qui l’amène à retoucher son corps de multiples manières, par des déformations, des mutilations, des tatouages, des scarifications, par le maquillage, la cosmétique, la parure, la chirurgie esthétique, etc. Peut-être cette impulsion autoplastique a-t-elle une origine biologique : l’homme naît prématurément, avec une peau trop claire, trop fine, trop fragile, appelant une protection artificielle, de nature physique ou thermique, mais, plus encore, symbolique. L’homme est exposé, dans les deux acceptions du terme : aux dangers, et aux regards. Il est le seul animal qui naisse nu, au sens où l’entend la Bible. Aussi n’accède-t-il à son identité et à son statut social qu’à la faveur de modifications significatives de son corps. Celui-ci doit se démarquer de son insignifiance biologique pour réfléchir l’ordre culturel de la communauté — c’est dans ce sens qu’on peut dire qu’il n’existe de corps que peint.
On ne peut que se perdre en hypothèses sur la première trace qui a marqué le clivage entre le corps anatomique et le corps symbolique — et du même coup le seuil de l’hominisation. S’est-il agi de quelque cicatrice accidentelle, blessure de chasse ou de combat, investie triomphalement comme signe de courage et reprise par convention dans un code social — instigatrice peut-être même du tout premier code anthropologique ? Quoi qu’il en soit de cette coupure originelle, on peut considérer les premières marques tégumentaires par peinture, tatouage ou scarification (que nous englobons donc ici sous le terme générique de corps peint) comme les prolégomènes d’un discours encore indissocié du corps, mais qui engage un jeu de substitutions et de transpositions aux péripéties illimitées, et dont l’informatique constitue le plus récent avatar. On doit admettre en tout cas que, dans l’univers animiste des premiers hommes, même si la peinture ou l’incision pouvaient s’appliquer à d’autres épidermes que la peau humaine, elles restaient néanmoins corporelles. Ainsi, le masque, qui a peut-être représenté le premier support substitutif, n’est pas conçu comme un objet inerte à l’instar de nos œuvres d’art : le bois dont il est fait est une chair vivante, génie d’un arbre, dont le tranchet, le pinceau, et enfin la gesticulation du danseur ne font qu’activer la physionomie.
En vérité, le corps cesse d’être peint seulement à partir du moment où le tableau de chevalet prend sa relève en tant que support institutionnel des signes, sous la forme d’un écran de projection culturalisé, stabilisé, normalisé, orthogonalisé, diaphanéisé, neutralisé — mais l’est-il jamais intégralement ? L’idéologie de la représentation se fonde, il est vrai, sur l’opposition d’un signifié plein et d’un signifiant transparent. Elle implique une répression de l’écriture, de la trace, du travail de la signification, de la substance du signe. Il se trouve pourtant des images qui résistent à la transparence illusionniste ou sémantique, qui jouent de leur propre stratagème au lieu d’obéir à leur fonction, qui se rappellent comme telles à notre regard au lieu de s’évanouir dans l’évidence de ce qu’elles sont censées représenter.
Cette réactivation de la trace, de la pulsion graphique et de la chair du support hante le système de la représentation comme sa menace interne. C’est bien pour conjurer cette menace que la société occidentale encadre de telles images et les place à distance sacrée sur des cimaises. Il n’empêche que la peinture en tant qu’art, c’est ce qui fait frémir l’image et la rappelle à sa propre corporéité. Il y a à proprement parler une sauvagerie inhérente à l’art de peindre, qui réactive obstinément le corps érogène primitif dont il reste l’onction. D’où, effectivement, le phénomène de sacralisation de l’art, qui sanctionne par principe le lieu d’une transgression. La photographie même, procédé objectif s’il en est, paraît s’être attachée depuis une ou deux décennies à rappeler sa qualité intrinsèque de pellicule impressionnée, qui l’assimile à une rétine, c’est-à-dire au tissu le plus sensible du corps.
Si donc il y a une anticipation du symbole décorporéisé dans la marque initiale sur le corps, il y a récursivement une mémoire de la chair originelle dans l’image peinte, impressionnée ou imprimée. De sorte qu’avec la peinture corporelle, nous appréhendons la création imaginaire à son lieu le plus originaire, le plus névralgique et le plus secret — son épicentre, pour ainsi dire. La peau, prise comme premier support des signes chez nos ancêtres de la préhistoire et dans les sociétés non occidentales, a beau s’être parcheminée, pour ainsi dire. et avoir délégué son office à la paroi, au panneau ou à la toile, elle reste sensible comme une sorte d’inconscient corporel de la création artistique. La chair du signe n’a jamais succombé totalement au refoulement, elle s’est manifestée erratiquement, comme par lapsus, avec sa tonalité d’angoisse et d’érotisme, dans les tatouages et autres marques corporelles, plus récemment, elle a fait retour dans des mouvements artistiques provocateurs sous une forme terriblement symptomatique, pour se banaliser finalement sur la peau de Monsieur tout-le-monde. Tout au long de cette hyperbole, nous n’avons cessé de ressentir cette instance du corps dans la peinture que, plus que tous les arts, et malgré la distance projective, nous continuons à éprouver charnellement, par empathie corporelle, précisément. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau », a dit Paul Valéry. En vérité, cette profondeur se manifeste avec particulièrement d’intensité sur cet épiderme ultrasensible qu’est la toile d’un tableau — dans ce sens nous pouvons dire qu’il n’est de peinture que corporelle.

Studiolo

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