Retourner le regard

Si les peintures de Jérémy Liron sont souvent imprégnées de ce silence envoûtant des choses qui nous entourent, que l’on trouve également chez Paul Cézanne ou chez Edward Hopper, le peintre, quant à lui, ne saurait se passer de mots. Inlassablement, pour mettre la pensée en mouvement, pour mieux voir, il écrit, il prend des notes, sur les artistes qui le touchent, comme Gilles Elie, Laure Tiberghien ou Marc Desgrandchamps, sur les désastres du monde, sur un pan de mur blanc aperçu de loin alors que l’on attend un train en fin d’après-midi... Après son Autoportrait en visiteur paru en 2015, Retourner le regard prolonge cette volonté de recueillir ses divers écrits, qui sont autant de « gestes de reconnaissance ».

Date de publication : 15 mars 2024
Format : 16 x 20 cm
Nombre de pages : 288
ISBN : 978-2-85035-116-7
Prix : 25 €

Peintre, écrivain, lecteur, Jérémy Liron ne cesse de quitter une branche pour une autre dans la forêt du sens, sans que cela relève pour autant de la dispersion : « Une confession : je n’ai jamais fait que parcourir cavalièrement, lire de manière transversale, bref, tourner autour, Les mots et les choses de Foucault. Les raisons en sont diverses et tiennent tout autant aux exigences du livre, épais et dense, qu’aux nombreux motifs de distraction qui font de nos vies des expériences fragmentées et discontinues où l’on ne cesse de quitter une branche pour une autre. » (Gilles Elie : « Ce serait une station-service ») Cette sorte de distraction perpétuelle n’est pas nécessairement un mal ; il semble, en effet, que l’artiste invente une forme plurielle pour faire, de ces expériences fragmentées et discontinues, dans les musées, les galeries, les livres, quelque chose comme une force.
Notes éparses, toiles laissées de côté et reprises, photographies furtives, tout cela vise à « saisir » ce qui sans cesse s’en va, pour le rendre « partageable ». Jérémy Liron le dit d’une manière qui n’est elle-même pas loin d’une partance vers le poème ou la fiction : « Il m’est arrivé souvent de surprendre dans mon propre regard de ces situations qui, discrètes, ordinaires et pourtant, à mon sens, remarquables, appelaient une photographie, un tableau ou un poème – quelque chose qui les eut saisies, rendues partageables. Cette fille qui, dans le soir, attendait à un passage piéton alors que je passais en voiture, penchée sur son téléphone portable, le visage illuminé dans cette presque nuit par la clarté de l’écran et dont la posture m’avait incité à projeter sur elle ce personnage d’ouvreuse qu’on voit dans cette autre toile de Hopper, New York movie (1939). » (Est-ce qu’on fait des tableaux avec un pan de mur blanc aperçu de loin alors que l’on attend un train en fin d’après-midi sur le quai d’une gare ?)
Il ajoute, à propos de ces « gestes de reconnaissance » qui peuvent « acter ces brèves interruptions du regard » : « Sans cela je sais comme ces choses hantent, frustrent, nourrissent le réservoir à mélancolie que charge quotidiennement le simple constat que rien ne dure et nous-mêmes si peu ; que tout échappe. » Noter, dessiner, peindre, garder trace de tous ces moments où le temps est soudain suspendu, le regard interrompu, parfois par une toute petite chose, « une branche qui passe à travers une grille, l’ordonnancement d’une façade, un jeu d’échos de formes offert par une perspective », est alors une manière de conjurer la mélancolie.

Les auteurs

Jérémy Liron, né en 1980, vit à Lyon. Peintre, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris en 2005 et titulaire d’une agrégation en arts plastiques en 2007, son œuvre est représentée à Paris par la galerie Isabelle Gounod. Menant un travail littéraire parallèlement à ses recherches plastiques, il a publié plusieurs articles, préfaces, catalogues et livres, dont : La mer en contrebas tape contre la digue (La Nerthe/Éclats, 2014), La Traversée (Publie.net, format papier, 2013), L’Être & le Passage (La Termitière, 2012), En l’image le monde (La Termitière, 2011), Chaque œuvre cherche après ce qui la fonde (Publie. net, 2010), L’humble usage des objets (Nuit Myrtide, 2009), Le livre l’immeuble le tableau (Publie.net, 2008). À L’Atelier contemporain est paru un Autoportrait en visiteur en 2015, ainsi que Jérémy Liron. Récits, pensées, dérives & chutes d’Armand Dupuy, en 2020.

Le site Internet de Jérémy Liron, et son blog Les Pas perdus.

Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°2 de la revue « L’Atelier contemporain ».

Extraits

Je ne sais pas. J’en sais de moins en moins. Ou bien je ne sais plus. Ou bien quelque chose a découvert, dans l’étendue de l’inconséquence qui s’était faite, ou que j’avais concouru à maçonner pour y hisser l’être vivant, allant, croissant, que j’étais voué à devenir, cette chausse-trappe très mate. Et tous mes gestes, mes agitations et mes ruminations ne font que cerner et nourrir ce trou, cette masse sombre, pesante. Avec l’illusion de la couvrir, de la combler ? Je regarde avec envie celui que je serais, apaisé, confiant, rasséréné, calme. Silencieux peut-être. Inséré dans l’instant — dans chaque instant. Épargné de cette nécessité toujours de revenir sur ce qui en s’évanouissant a emporté à sa suite des morceaux de lui-même non sus, non-dits, non légendés. Défait de cette nécessité toujours de dédoubler les choses, de les porter dans le registre second où se tiennent les discours, les théories, les inquiétudes, les archives, les récits, les œuvres. Si cela m’était possible. Comme il semble qu’il soit donné aux plantes, et dans une moindre mesure, aux êtres les plus simples, les plus éloignés du langage. Mais il faut croire que ça m’est hors de portée. Que ce quelque chose en moi d’insatisfait, de désirant, ne s’accorde pas à cette possibilité, à ce repos. Ne fait jamais que l’entrapercevoir dans les parages de la vue, dans l’horizon du rêve ou du fantasme. Comme derrière une vitre. Par-dessus un parapet. Qu’il crève de son isolement, cet être désirant, de son incomplétude, de son errance, de ses insuffisances pour braver l’impossible, l’illusoire, la résignation, toutes rames dehors à se démener malgré la pauvreté, la vanité de ses moyens. Et que cette rage désespérée il lui faut la sortir, la débarquer, l’évacuer. Alors j’attrape, moi qui le loge cet être désirant auquel je m’associe de corps. Alors j’attrape un de ces outils les plus simples et les plus sophistiqués qu’il soit. Je m’en vais tracer des silhouettes, les rendre à l’apparence des choses vues pour dissiper leur part de projections ou d’images mentales, leur nature composite peut-être. Peut-être. Je pousse dans la distance de phrases des pensées que je découvre en écrivant. Je bâtis des récits par-dessus ce que j’ignore encore et constitue à l’intérieur de moi un précipice dans la bouche duquel je pourrais m’abîmer. Parfois des images seulement, de cette sorte qui ont un corps et non qu’une surface. Comme montée en bas-relief à la glaise. Toutes ces choses dont on dira peut-être qu’elles ne sont, sous toutes les formes possibles, que des modalités de cet objet transitionnel que théorisa Winnicott dans les années 50. Ou des manières de biais. Des manières de détournement. On fait des images pour éviter de voir. Pour s’extraire d’une situation dont on ne sait quoi faire. Pour inscrire dans un affrontement même une sorte de détour ou d’esquive. Pour envelopper l’irreprésentable, à la manière d’un sarcophage. Pour baliser l’insaisissable. C’est ce que je fais encore, au carré, à la puissance, inlassablement à revenir sur ce qui dans l’expérience s’éclipse, ce qui dans le rapport que l’on s’en fait se reconfigure, se recrée, dans la mémoire et la conscience, dans les remémorations ou les réminiscences essaie tant de visages incompossibles, chevauchés, renversés, enchâssés qui en deviennent l’archétype de la métamorphose. Ce que je fais écrivant n’écrivant pas, mâchant et remâchant sans jamais digérer ce rocher après lequel Sisyphe consomme ou berce sa mélancolie. Cyclothymique. Tantôt avec l’impression d’avoir distancé l’ombre, de m’en être gardé, d’être sorti de la forêt, tantôt constatant que ma fuite n’a pour effet que de m’y enfoncer davantage. Je fais remonter en moi cette phrase de Mathieu Riboulet avec tout ce qui m’encombre et réclame je ne sais quel apaisement, ou justice, ou grâce, quel geste, quelle œuvre de miséricorde : « que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ? »
(Je ne sais pas)

*

Dans le temps plus long d’une journée, les choses se découpent, se hachent, se mêlent et alternent plus violemment et confusément encore, à la faveur d’un montage qui emprunte à tous les registres. Il est parfois, quelque temps après, bien difficile de distinguer ce que l’on a entendu de ce que l’on a lu, et si c’était témoignage d’un ami, extrait d’un roman, d’un film, d’un reportage ; si on nous l’a rapporté ou si on l’a vu soi-même. L’immense fiction que constitue le monde est un véritable ragout. Tout s’y mêle, s’y côtoie, s’y métisse. Ou bien c’est une toile, un tissu, une construction en apparence continue mais formée de quantité de brins rendus solidaires de se passer dessus dessous.
Sans doute, penser c’est faire des liens, être susceptible d’associations les plus diverses, les plus exotiques, les plus aventureuses. C’est cuisiner. C’est cheminer ou dériver en s’appuyant ici et là sur ces objets qui se font dans le regard ou la pensée ou le langage en se relançant à la faveur de tel ou tel relief, tel évitement. C’est jouer des matières, des vallonnements, des pentes, des sinuosités. Fabriquer des phrases, musicales, visuelles, verbales. Et puis les retourner. Trancher dans le vif. Repartir d’un pas différent comme le font les chiens qui lâchent une piste pour une autre, reviennent dans le chemin, coursent un papillon, puis flairent autre chose ; vous retournent un regard pour s’assurer que vous êtes toujours allant, toujours ensembles. Se mouvoir mentalement à travers ce courant.
(Penser regarder se souvenir imaginer rêver considérer)

*

Les travaux photographiques de Laure Tiberghien pourraient ainsi être qualifiés tout à la fois de révélations ou révélateurs dans le sens des « white paintings », que réalisa Rauschenberg, « canevas hypersensibles » qui devaient enregistrer par leur surface les traces et les phénomènes lumineux les plus ténues ou des pièces de John Cage consistant à révéler par l’expérience du suspend et du silence la réalité bruissante du monde. Et d’impressions dans le sens que l’on donna aux explorations de ces jeunes artistes indépendants qui à partir de 1874 et sous l’étiquette d’une vue équivoque du port du Havre peinte par Claude Monet furent qualifiés d’impressionnistes.
Bien sûr le travail de Laure Tiberghien est bien loin d’un pictorialisme évoquant un travail de la touche ou d’un paysagisme bucolique attaché à saisir le plein air. Et entre les aventures de la fin du XIXe siècle et ses propres travaux il faut compter avec les recherches concrètes des artistes du colorfield et le détachement de la nécessité figurative comme avec les anthropométries d’Yves Klein par lesquelles le sujet devient matrice de sa propre figuration.
Et c’est ainsi nourri des aquarelles de Turner ou des ciels de Constable, des contacts de Talbot, des travaux sérigraphiques de Warhol, des œuvres de Rothko comme de celles de Sarah Moon, de Sigmar Polke ou de Wolfgang Tillmans qu’elle peut explorer la matière photographique, les faveurs des accidents, en dépassant le motif, ne lui laissant à l’occasion qu’une présence indicielle.
Le philosophe écossais David Hume usait pour distinguer les sensations immédiates des idées résultant de pensées élaborées et de réflexions de ce même terme d’impression, relevant leur manière spontanée. Le XIXe siècle lui associa tout à la fois l’action mécanique par laquelle la lumière pouvait laisser trace, « impressionner » une surface sensible, et les effets que faisaient dans la sensibilité la contemplation de paysages ou de scènes perçus comme combinaison d’éléments objectifs mais aussi atmosphériques et subjectifs. S’y condensait alors l’objectivité mécanique et le sentiment en une forme d’immédiateté proche de celle que quête la poésie, si elle procède, comme l’écrit Balzac, d’une rapide vision des choses.
Et au fond, quoi que l’art de Laure Tiberghien soit essentiellement concret (à quelques exceptions près où de manière plus ou moins spectrale une image sourd de la matière) et ainsi par nature éloigné de la tradition figurative disons naturaliste, on est assez tenté de l’associer à cet exercice équivoque qui, magistralement dans l’expérience des Nymphéas, déplace l’image de l’autorité de l’historia, de l’anecdote et du lisible vers le charme vertigineux et enveloppant d’un climat, d’un champ coloré, de modulations, du sensible. Quelque chose qui, lorsque l’on imagine le papier ondoyer dans le bac du révélateur, évoque ces larges paysages d’eau des bassins de Giverny où se mêlent l’ombre des profondeurs traversées d’algues, celles des frondaisons ou des branches de saules qui s’y penchent, les irisations de la surface en lesquelles joue le spectre des lumières diffractées et le retournement du ciel. Rien ne s’y dessine que des passages d’une teinte à l’autre, des altérations d’un champ coloré, des variations de densité. Aucun sceau ni contour ; seulement, moins saisies que recueillies, des impressions.
(Laure Tiberghien, impressions)

Écrits d’artistes

Passé le moment des avant-gardes, la discussion sur l’art est abandonnée aux professionnels du discours, et l’on oublierait presque que les artistes sont les premiers à penser leur pratique, que la peinture et la sculpture pensent. Réflexions, propos, notes, journaux, correspondances ou entretiens : la collection « Écrits d’artistes » entend actualiser ce fonds d’une grande richesse, bien souvent ignoré, pour donner à entendre la voix des praticiens de l’art.

Once the moment of the avant-garde is gone, discussions on art are left to the speech professionals. Then, one could nearly forget that artists are the first to consider their practice, that painting and sculpture think. Reflections, remarks, notes, diaries, correspondences or interviews : the collection “Writings by artists” aims to update this considerable fund, frequently ignored, to give a voice to the practitioners of art.

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