Vertiges du voir

« Il n’y a pas de commencement. Ce que l’on nomme l’œuvre n’a ni commencement ni fin, voilà ce que dit d’abord le peintre. » Ainsi commence sans commencer le dialogue en spirales entre l’écrivain Marc Le Bot et le peintre Leonardo Cremonini, Les parenthèses du regard que les deux auteurs avaient dédié à Gaëtan Picon. Repris en fac-similé, il est accompagné d’autres essais par lesquels Marc Le Bot tente d’approcher « l’irréductible énigme » de la peinture figurative et métaphysique de Leonardo Cremonini.

Date de publication : 19 avril 2024
Format : 21 x 28 cm
Nombre de pages : 336
ISBN : 978-2-85035-037-5
Prix : 35 €

Dans Toute peinture est un accident, Marc Le Bot laissait entendre, en effet, que « l’art est ce mode de la pensée qui nous reconduit inlassablement à considérer en toutes choses, non le savoir que nous pouvons en acquérir, mais cette part d’irréductible énigme qui, précisément, la rend à nos yeux “admirable”. C’est à partir de là qu’on peint et qu’on écrit. » Cette énigme, qui fait écrire et qui fait peindre, suppose un ébranlement incessant de la signification des œuvres, sans cesse remise en jeu. « Je n’ai pas de message à délivrer », dit Leonardo Cremonini, pour relancer l’infini dialogue à sa manière.
Si de nombreux écrivains ont prêté attention à l’art de Leonardo Cremonini, comme Michel Butor, Alberto Moravio ou Alain Jouffroy, l’affinité avec Marc Le Bot a ceci de particulier qu’elle fut de longue durée. Autre témoignage de leur amitié herméneutique, L’éclat des teintes de 1986, qui clôt ce volume, est un ensemble fascinant de fragments, dont chacun explore avec une brièveté lumineuse un des pans de la peinture de Leonardo Cremonini (« L’invisible », « La visibilité pure », « Savoir et non-savoir », « L’éternité », « La présence sauvage »…).
Dans l’un de ces fragments, « Le noir », on plonge avec l’écrivain dans l’obscurité d’une couleur dont le peintre fait une usage troublant, pour entrevoir une lueur dans la nuit, un nouveau miroitement de l’énigme : « Dans la nuit noire, à l’autre extrémité du temps, le noir de nuit brille par la fenêtre. Le noir, dans sa peinture, est la splendeur du noir quand le cerne l’éclat des lampes. La nuit de sa peinture fait, du noir comme couleur parmi toutes les couleurs, un soleil noir. Elle en fait une lumière inverse, qui resplendit. […] La lumière double du temps n’est réelle que dans la peinture. Elle fait un temps de gloire qui resplendit ensemble de son noir et de ses couleurs. Elle est l’abîme de la fascination devant la présence, ensemble, des contraires. »

Les auteurs

Leonardo Cremonini, né en 1925, mort à Paris en 2010, admiré par ses pairs,notamment par Francis Bacon, et dont l’œuvre fut commentée par certains des plus grands intellectuels modernes, tels qu’Alberto Moravia, Umberto Eco, Michel Butor, Louis Althusser ou encore Italo Calvino, a traversé la seconde moitié du XXe siècle en solitaire, laissant derrière lui une peinture à contre-courant de toutes les tendances de l’art contemporain. Sa peinture est résoluement figurative, mais détachée de tout mouvement ou tendance, elle revêt avant tout un caractère éminement personnel : Cremonini a créé un monde issu de ses lointains souvenirs, de ses rêves, de son inconscient. Ses tableaux sont peints avec une précision réaliste et une technique irréprochable, mais son univers baigne dans une irréalité métaphysique.

Une biographie de l’artiste.

Marc Le Bot [1921-2001] est un universitaire et écrivain français. Il marque son temps par des cours d’histoire de l’art contemporain où il invite des artistes, afin de partager leur expérience, pour donner matière à penser aux étudiants. Engagé dans la vie culturelle française, il fonde le Centre de recherche sur l’histoire de l’art contemporain à Paris. Il est l’ami des artistes qui comme lui s’interrogent sur les conditions de possibilité de l’art et rejette ceux qui se proclament d’une volonté de destruction orchestrée de l’art. Marc Le Bot écrit un certain nombre d’article parus dans des revues tel que La Quinzaine littéraire, Traverses, Esprit, Recueil, Corps écrit ; il publie aussi de nombreuses monographies d’artistes sur Klee, Gauguin, Rembrandt, et bien d’autres encore ; ses publications sur l’art prennent parfois la forme d’une collaboration avec des artistes contemporains (en 1997 avec Leonardo Cremonini il publie La vie des animaux illustres aux éditions Fata Morgana). À ces publications s’ajoutent des écrits plus intimes et littéraires, voire poétiques : Les Yeux de mon père, Quel Ange n’est terrible ? respectivement publié en 1992 et 1995 aux éditions P.O.L.

Extraits

L’œuvre de Cremonini est de celles qui créent le trouble. Dans le contexte de la peinture des vingt dernières années. elle semble aller à contre-courant. Elle se situe hors-jeu, en marge des surenchères de l’imagination qui ont marqué et marquent la succession, la rivalité des avant-gardes. Intentionnellement, elle a toujours évité tous effets de rupture spectaculaire avec la tradition de l’image. Elle évite même de se définir techniquement par opposition aux anciens modes de la fabrication artistique et semble contredire ainsi à ce qui se donne les apparences de la plus grande nouveauté. Ce refus des procédés et des effets qui distinguent l’art dit d’avant-garde touche, dans le cas de Cremonini, à
quelque chose d’essentiel.
Ses œuvres sont des tableaux. Et ses tableaux sont supports d’images. C’est-à-dire que, dans sa pratique, le peintre entend demeurer celui qui joue des formes picturales comme d’une sorte de magie suggestive ; mais en réalité cette « magie » consiste pour lui à calculer entre des éléments visuels certains rapports de signification et à faire ainsi, comme préfère dire Cremonini lui-même, acte de « langage ». Ensembles d’objets figuratifs identifiables, ces images renvoient donc à des situations concrètes, à des éléments matériels très communs. L’unité intelligible de ces ensembles représentatifs reste explicitemcnt liée, de façon traditionnelle, à l’unité d’une expérience réelle ou du moins vraisemblable. Et même ils se constituent, dans leurs règles d’organisation générale, en référence à l’ordre imaginaire le plus habituellement accepté, celui de la scénographie. Au plus près des toiles, on distingue aussi les traces que laissent d’eux-mêmes les matériaux, les outils, les rythmes du travail du peintre, avec ses tics d’écriture, ses « repentirs », ses régularités appliquées et aussi les défaillances non reprises de sa main. Ce « métier » a toutes les caractéristiques d’une sorte d’artisanat de la peinture.
Et pourtant, ces images artisanales n’ont rien de rassurant. C’est sans doute lorsque l’attention est conduite à se porter nécessairement sur les caractéristiques de l’« écriture » figurative, qu’un flottement commence à s’introduire dans la perception esthétique. Ses repères familiers se changent en marques d’étrangeté. Ce que les images de Cremonini ont d’ostentatoire dans leur insistance à se manifester comme produits d’un travail aux prises avec une matière, trouble le regard, brouille la fausse transparence du spectacle, dissipe l’effet de présence qui est lié à la représentation. De l’attention qu’il portait aux choses et aux événements figurés par l’image, l’œil est ramené à la peinture elle-même. L’inscription des couleurs, des lignes, des volumes et des espaces feints sur la surface de la toile se donne à percevoir pour soi. Cette perception implique que le spectateur suive sciemment des démarches analogues à celles du peintre. Pour ce spectateur s’ouvrent alors un temps et des parcours qui sont proprement ceux d’une réflexion.
Plus précisément, c’est un constant retour sur soi, décryptable, du travail artistique, qui se donne ici comme constitutif de l’acte de peindre, provoquant intentionnellement une sorte de subversion de l’imaginaire. Si des mécanismes de fascination jouent, ce sont d’abord ceux qui renvoient l’œil, par un mouvement sans fin, de ses fausses certitudes à ses défaillances inconscientes, de son trouble à sa capacité de mettre en question le visible, de mettre d’abord l’œuvre elle-même à la question. Le mouvement subversif, inhérent à l’activité perceptive, se retourne contre l’ordre représentatif qui, de l’image, fait un spectacle illusoire. La force agressive de cette peinture ne dépend donc pas d’un mouvement qui la projetterait sans cesse à l’avant-garde d’elle-même et des autres, comme condamnée à toujours tenter de sauter par-dessus son ombre. L’œuvre de Cremonini pose et se pose une autre question : suffit-il que soit brisé l’objet esthétique traditionnel qu’est le tableau, s’il est aussitôt remplacé par un autre type d’objet que jamais rien n’empêchera d’être repris dans l’espace idéologique du musée ? Dans l’espace imaginaire qu’ouvre sa peinture, au centre de la turbulence des effets optiques que produit son travail pictural, Cremonini définit son propre projet. Il choisit de faire apparaitre au premier plan ce qui, de l’activité artistique, est irréductible à toute idéologie, échappe à l’ordre du musée ou de la collection, ce par quoi la peinture ne relève ni du bon goût partagé, ni de l’expressivité communicative, mais de la pensée critique et, en ce sens, de ce qu’il nomme « connaissance ».
Mais comment se noue effectivement la complicité d’un savoir partagé par le peintre et le spectateur de l’œuvre, et de quel savoir s’agit-il, lorsqu’on s’introduit dans l’univers mental de la peinture qui n’a jamais d’autres ressources que ses jeux d’illusions ?
S’il convient de définir au sens strict les formes picturales comme rapports de signification entre des éléments figuratifs, leur interprétation ne peut dissocier le pouvoir qu’elles ont de figurer ou de désigner, et celui qu’elles ont de signifier, c’est-à-dire leurs thèmes et leurs modes d’organisation. Il faut aussi reconnaître que le travail spécifique du peintre consiste en la production de ces formes qui, pour autant qu’elle relève d’une recherche intentionnelle, définit sa finalité et son sens général au cours de l’accomplissement d’une œuvre qu’il faut considérer dans sa totalité. Que cette œuvre soit achevée ou inachevée, à quelque stade de son développement et sous quelque aspect qu’on la saisisse d’abord, il doit être possible de mettre a jour que quelque chose de sa cohérence interne. À que quelque point de sa surface que le regard s’enfonce, il peut toujours pénétrer jusqu’au sous-sol logique qui la fonde. La première exigence de la peinture de Cremonini est de faire reconnaître en elle, dans son état actuel, cette sorte de rigueur constructive qui la constitue comme un tout.

(Extrait de « Cremonini et la règle du jeu », premier texte de cet ouvrage.)

Esperluette

Compagnonnage, dialogue, influence réciproque, affinité ou sympathie : il n’est pas rare qu’un écrivain et un artiste empruntent des voies convergentes, qui s’interceptent pour mieux se poursuivre. En rapprochant deux œuvres et deux individus au travers d’entretiens, d’essais ou de correspondances, chaque titre de la collection « & » révèle les liens féconds qui attachent des modes d’expression artistique tantôt parents et tantôt dissemblables.

Mentoring, dialogue, reciprocal influence, affinity or sympathy : it is not unusual for a writer and an artist to follow convergent paths, crossing each other to better go on. By bringing together two works and two people through interviews, essays or correspondences, each title of the collection “&” reveals fertile links that bound together modes of artistic expression, sometimes related, sometimes dissimilar.