Un jour ou l’autre, nous éprouvons ce que des millions de personnes ont éprouvé avant nous. Nous nous effaçons dans un silence sans âge. Le même, peut-être, qui envahit le peintre vénitien Tiziano devant sa Vénus D’urbino ; le réalisateur italien Ettore Scola, au crépuscule de sa vie ; Liliane, l’héroïne d’un film de Jacques Rozier, au milieu d’une danse d’été.
Ou bien nous demeurons aussi glacés que quiconque devant l’image de l’horreur nazi.
Ce livre, se veut d’abord un inventaire des silences qui nous saisissent un jour ou l’autre, en tant que disciple, père, mère, enfant, amant, humain.
Ensuite, il sera question de musique. D’une seule musique.
Lecture de JEAN-MARIE BLAS DE ROBLÈS :
Il n’est pas incongru d’écrire sur le silence, fût-il celui des « ânes que l’on a peint en zèbres dans le zoo de Gaza ».
Lorsqu’on se mêle d’écrire un livre, de dresser à notre façon le tableau de ce qui nous entoure ou de cela sur quoi nous avons décidé de resserrer notre focale, on peut se contenter de laisser paraître les phénomènes, d’esquisser à grands traits situations et personnages avec assez de vigueur pour qu’il revienne au lecteur d’en deviner les implications psychologiques ou morales, de les déduire. On peut aussi choisir de les affronter, non pour mâcher le travail du liseur, mais en devenant soi-même lecteur de ce qui nous a paru suffisamment crucial pour justifier la longue et pénible alchimie de l’écriture. La tâche est plus complexe, et à bien des égards plus risquée que cette neutralité feinte où se complaît souvent le romancier. Laisser le mystère à son mystère est somme toute une solution de facilité, un recul devant l’obstacle, tant nous savons qu’il est aisé de mettre au jour des vérités qui n’en sont pas. Pénétrer les choses, en dire la moelle hors des barrières que l’amour-propre ou la pudeur imposent, est autrement plus ardu. Cela implique de plonger avec une sincérité sans faille dans les abysses de la psychè, dans ce qu’elle donne à voir de son fonctionnement, de ses béances ; fixer le miroir et faire ce dont peu d’entre nous sommes capables : se regarder vraiment, scruter son propre visage jusqu’à y reconnaître ce qui le rend semblable à tous les autres. Le résultat dépasse alors toute espérance. Christophe Fourvel nous dévisage avec une acuité qui place son texte au rang des plus beaux et des plus clairvoyants jamais écrits.
Silence : ce qui est dit lorsqu’on ne dit rien. Lorsqu’un regard suffit à exprimer l’amour ; une seule étoile morte, toute la cosmologie du désastre. Loin des tréteaux où l’on crie et de la foule où l’on se pousse, écrit Flaubert, s’il y a encore ça et là, sur la terre, des cœurs avides que tourmente sans relâche le malaise de la beauté, qui toujours sentent en eux ce désespérant besoin de dire ce qui ne peut se dire et de faire ce qui se rêve, c’est là pourtant, comme à la patrie de l’idéal, qu’il leur faut courir et qu’il leur faut vivre. Ce désespérant besoin de dire ce qui outrepasse les limites du langage, c’est le murmure des poètes confrontés au silence de la barbarie, cette autre facette de la beauté nue ; le bégaiement, tenace et intraitable, des cœurs avides qui tentent, vaille que vaille, de répondre au mutisme du ciel ou à la surdité des hommes.
Ouvrage publié avec le concours de la Région Franche-Comté.
Les auteurs
Christophe Fourvel est né en 1965, il vit non loin de Besançon. Animateur d’ateliers d’écriture, il est l’auteur de nombreux livres pour adulte et pour enfant, de textes pour la scène, de chroniques dans la presse.
Il a publié aux éditions La Fosse aux ours : 31, c’est peu (Stig Dagerman 1923-1954) (2023), Le mal que l’on se fait (2014), Bushi no nasake (2011), Des hommes (2002), Dumky (2000), Derniers paysages avant traversée (1999) ; aux éditions La Dragonne : Montevideo, Henri Calet et moi (2006), Anything for John (2005), Journal de la première année (2001) ; au Chemin de fer : La dernière fois où j’ai vu un corps (2011) ; chez Médiapop : On dira qu’on a gagné (2021), Ce sont des bateaux que l’on regarde partir (2020), Ode au corps tant de fois caressé (2019), Chroniques des années d’amour et d’imposture (2019).
Présentation de C.F. sur le site de la Maison des écrivains, et sur le site du Centre régional du livre de Franche-Comté.
Jean-Pierre Schneider, né en 1946, vit à Paris et dans l’Yonne. Son travail est régulièrement exposé dans les galeries Berthet-Aittouarès (Paris), Pome Turbil (Lyon), Sabine Puget (Fox-Amphoux). Il est également scénographe pour le théâtre et la danse. Sur son œuvre on peut lire deux ouvrages de Bernard Chambaz parus aux éditions Le temps qu’il fait : La Déposition (2003) et Le Vif du sujet (2011).
Presse
Articles d’Antoine Bertot (« Poezibao »), Claude Favre (« CCP »), Marie-Josée Desvignes (« Autre Monde »).
Des avis de lecteurs sur « Babelio.com ».
Extraits
"Le silence d’Ettore Scola"
J’arrête de tourner. Dans cette Italie, ça ne sert plus à rien. Écrire une histoire privée avec un début, un développement et une fin me semble inapproprié, je n’ai plus d’ inspiration. Je préfère jouir de la vieillesse. Je lis les auteurs classiques. On trouve plus de choses sur nous-mêmes dans Plutarque que dans les médias (…) La vieillesse est une belle chose, je la conseille à tout le monde.
C’est avec ces mots que le réalisateur italien Ettore Scola, âgé de 80 ans, a choisi de renoncer au cinéma. Ce communiqué, publié le 29 août 2011 dans le journal italien Il Tempo, ravive dans nos mémoires l’ombre tâtonnante de plusieurs de ses personnages ; beaux par intermittence mais souvent empêtrés dans des trajectoires de vie compliquées, à cause de compromissions infimes ou des mensonges de clowns… Mais nous les pardonnons car la mort est chafouine ; elle ballote son impatience dans leur dos comme un poisson de papier et promet, « à terme », de tout absoudre de leurs petitesses. Nous sommes nombreux, en Europe, entre 40 et 100 ans, à avoir eu plusieurs fois l’opportunité de voir les films d’Ettore Scola et ainsi ce qu’ils montraient de la vie, de l’amour, de l’amitié, de la mort, jusqu’à nous sentir un peu plus émus d’être vivants ou un peu plus flattés devant les cadeaux que la vie accepte de nous offrir. Nous nous sommes tant aimés, Une Journée particulière, La Terrasse, Macaroni, Le Bal… Toute sa filmographie n’est peut-être pas à la hauteur de ces quelques œuvres. J’écris cela sans regret. Après des années de vie commune entre nous les spectateurs et eux les artistes, nous faisons souvent ce constat : ceux qui sont touchés par une grâce capricieuse sont plus aimables que les génies.
Un jour, des artistes grimpent tout en haut du bricà-brac intime où s’entassent leurs problèmes d’argent, le désamour du public, la fatigue physique, le manque d’inspiration, le sentiment que le temps qui court n’est plus leur temps. Ce jour-là sans doute, n’éprouvent-ils plus d’autre courage que celui de s’asseoir et de fermer les yeux. Ils renoncent à ce qui a fait battre leur cœur depuis l’enfance. Ils ne projettent plus un devenir visible pour les images et les mots qui habitent leurs pensées. Et c’est un silence tout autant élégant qu’impudique, magnifique de légèreté et éprouvant que celui qui les enveloppe dans ces moments-là.
Nous ressentons parfois en nous la présence de plaisirs amorphes que nous n’éprouvons plus que comme des réminiscences de plaisirs. Ils sont devenus nos membres fantômes. Ils n’ont plus pour eux qu’une beauté froide. Et lorsque nous les visualisons dans un film intérieur, leurs images projetées s’épuisent à nous tenter. J’essaie de temps à autre d’en établir une liste, comme l’on procèderait à un rituel de deuil.
La nostalgie m’intéresserait comme sujet d’étude si j’étais chercheur en neurobiologie. Comment un « fragment de vie passée » voit sa valence devenir positive par le seul fait de notre capacité à le restituer à l’esprit ? Car à l’origine, souvent, lorsque nous l’avons réellement vécu, l’épisode autobiographique qui nous égaye tant au moment de son rappel, était plein d’inquiétude, de misère ou d’ennui. Le récitant fait ainsi une narration heureuse d’un temps qui ne l’était pas tout à fait. Cette intrusion d’un bout de passé, revenu fanfaronner dans le présent avec des habits plus colorés, plus élégants que ceux qui furent les siens au moment « de sa vraie vie », est souvent qualifiée de nostalgique. Certes l’étymologie du mot, constituée par les termes grecs de « retour » et de « mal », insiste sur la tristesse qui suppure de ce passé intime, reprojeté à la lumière du jour nouveau. Mais le sens usuel du terme évoque plutôt un refuge chaleureux de l’individu, le bain doux de l’esprit apeuré, désorienté par sa condition présente. Il existe sans doute des explications ou des ébauches d’explications que la neurobiologie possède dans ses manches pour expliquer ce glissement sémantique. Il existe des discours, des hypothèses dans toutes les disciplines des sciences humaines pour justifier ce morceau de bonheur impromptu, éclos ainsi sur le corps de ce qui n’est plus. Un, sans doute dit à peu près ceci : « la nostalgie » n’est pas une plongée passive dans le passé mais un moteur possible pour le futur : se souvenir, parfois, donne envie de recommencer. Oui mais, car c’est le mais qui est beau ici, dans le silence d’Ettore : un jour nous ne tentons plus ce pari du recommencement. Faire une nouvelle fois ne produira pas le plaisir suggéré par le souvenir. « La magie » n’opère plus. Elle échoue à nous faire agir.
(…)
Un jour, on décide de ne plus tourner de film pour se prémunir contre la répétition jusqu’au ridicule de tels fourvoiements dans le temps, le désir et la peur. Je crois que nos images plaquées sur le monde peuvent nous apparaître merveilleuses et cesser brutalement de l’être.
Le silence d’Ettore alors, est ce moment mutique où l’on comprend que le désir de recommencer une nouvelle histoire est un leurre ; sa réalisation n’aura plus la fraîcheur des fois précédentes et nous acceptons ce verdict, peut-être avec tristesse, peut-être soulagés. Nous n’accordons plus au souvenir le privilège de décider de ce que sera notre futur. Nous sommes devant un lendemain différent : « lire Plutarque » devient ce devenir plus enviable que « réaliser un nouveau film ». Ettore Scola donne désormais raison à la voix qui, en lui, répétait que le prochain film ne lui apporterait ni la joie, ni le succès, ni le supplément de reconnaissance, ni la satisfaction intérieure que lui procurèrent Nous nous sommes tant aimés ou Une journée particulière. Et puis Marcello Mastroianni et Vittorio Gassman sont morts. Les rhinocéros d’Afrique sont parqués dans des réserves et il n’y a plus d’ami disparu que nos héros
puissent tenter de retrouver. Il n’y a d’ailleurs plus vraiment de héros.
Alors que faire ?
Lire Plutarque. Ou tendre encore la main vers la corbeille toujours remplie des mêmes plaisirs, quitte à ne ramener en bouche qu’une perte d’appétit ou la terrible compassion de son propre regard et de celui des autres ?
Le silence d’Ettore nous concerne infiniment. Parce qu’il a à voir avec l’amour, bien sûr, car les films que l’on a réalisés toute sa vie durant constituent une grande et belle histoire d’amour. Le réalisateur et le cinéma sont un vieux couple. Et le présent ne ressemble plus assez à l’amour. Combien d’hommes, après la quarantaine, s’illusionnent de recommencer la beauté irradiante de l’amour avec une femme plus jeune ? Combien de couples, à l’inverse (ou à l’identique, selon que l’on considère l’acte ou le processus psychique qui le sous-tend) restent ensemble par la grâce de sentiments d’attache devenus caducs mais qu’ils maintiennent artificiellement en l’état de « présent » ?
Le silence d’Ettore, ce serait partir quand l’amour n’est plus là mais pour ne rien recommencer qui parle d’amour. Pour autre chose. Pour lire Plutarque.
Je lis Plutarque. J’ai besoin de suggestions nouvelles pour remplacer mes cigarettes de l’automne. Pour occuper mon esprit pendant mes longs trajets en voiture. Alors j’écoute Ettore Scola me donner des conseils de lecture. Il me semble que seul celui qui peut apprendre des morts jusqu’à son dernier souffle peut vieillir sereinement. Je connais un vieil homme qui lit un roman policier par jour dans un presque total silence. Il veut s’émerveiller de la résolution d’énigmes avant de connaître celle, insoluble, de sa propre mort. J’ai connu une vieille dame française qui parlait en espagnol aux ânes qu’elle allait visiter chaque jour, en bordure de leur champ clos. C’était à quelques pas à peine d’une maison de retraite dans laquelle elle ne trouvait personne à qui parler des écrivains et des peintres qu’elle avait follement aimés. Tous morts. Vous connaissez ces phrases à la fin du Temps retrouvé ? Cette litanie des disparus égrenée par le vieux Charlus, le cortège funéraire des personnages qui ont peuplé les milliers de pages de la Recherche du temps perdu : Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort ! Tous morts. Sauf ceux qui nous parlent encore. Les traités de Plutarque sont plein de la question du silence et de la parole. Ils nous enseignent comment écouter. Comment réprimer notre colère. Mais aussi la sérénité intérieure et l’intelligence des animaux. La vieille dame qui parlait aux ânes avait un nom d’éternelle jeune fille : elle se prénommait Alice. Le vieillard qui lit chaque jour un roman policier n’est pas encore. C’est ce que je projette de mon ultime avenir.