Forêt des mots

Drame, comédie, conte, épopée du langage ou satire de l’humanité à travers son langage, Forêt des mots est inclassable mais il n’est certes pas dénué d’échos avec les faits les plus contemporains, les plus universels, dès lors qu’ils impliquent les us et abus de la langue. Comme les voix qui le peuplent, le livre porte catégories, lieux communs et bavardages, belles promesses et nobles mots à la lumière, avant qu’ils s’y dissolvent et retombent dans le magma de la parole.

Date de publication : 4 février 2022
Format : 14 x 22 cm
Poids : 480 gr.
Nombre de pages : 160
ISBN : 978-2-85035-043-6
Prix : 20 €

Qui parle ici ? Des parleurs, ou la parole elle-même ? Forêt des mots fait alterner deux écritures. Dans l’une, narrative, poétique, et de loin de la plus brève, un « je » anonyme décrit l’errance d’un « nous », communauté, tribu dont il se fait le porte-parole au cœur d’une forêt sans issue. L’autre, dialoguée, théâtrale, espace uniquement verbal campé par les voix qui l’animent, met en présence un nombre indéfini de « je » eux aussi dépourvus de nom, eux aussi égarés parmi les arbres, les brumes, la nuit, et qui palabrent en essayant de se doter d’une cause et d’un destin communs. Ces deux espaces communiquent-ils ? Au lecteur d’en décider : si certains éléments l’indiquent, toutefois le ton de l’un pourrait être celui d’une sombre épopée, tandis que l’autre relève presque de la farce.

Le titre annonce l’allégorie sur laquelle se développe le livre, mais Odile Massé se garde bien d’en donner la clef. Ce qui est clair, c’est que la forêt en question, qui ressemble à celle des contes, est la scène d’ambiguïtés insolubles dont la présence à la fois patente et diffuse, comme celle d’une futaie noyée dans le brouillard, donne lieu à des espoirs sans nom comme aux plus vives inquiétudes. Les voix turbulentes et grotesques, puériles et touchantes de la partie dialoguée déploient des efforts ubuesques pour réduire le risque de devoir penser par elles-mêmes, se poser des questions et laisser place à l’« autre », à l’équivoque des mots avec lesquels pourtant elles jouent – au point de projeter un autodafé ou l’édification d’un mur chargé de les couper du monde. Toute ressemblance avec des faits réels…

Les auteurs

Odile Massé, née en 1950, vit à Nancy. Comédienne, elle fut membre de la compagnie « 4litres12 » pendant les 40 ans d’existence de la troupe. Grand prix de l’humour noir 1998 pour Tribu, paru au Mercure de France, elle a publié chez le même éditeur La vie des ogres (2002), Manger la terre (2004), et, plus récemment, Jusqu’au bout (La Dragonne, 2007), La Compagnie des bêtes (La Pierre d’Alun, deux volumes, 2010 et 2011).

Peintre, sculpteur, dessinateur, Paul de Pignol nait en 1965 à Toulouse. Ses obsessions tournent autour de la question des origines, du désir, de la vie et de la mort. Que ce soit un corps de femme ou une forêt il scrute la matière, l’aspect organique de ces mondes. Là où la vie apparaît, meurt, se transforme et renaît, il s’évertue à soutirer de cette sédimentation la plus fine particule, le suc originel des substances qu’il observe.

Presse

Marie Étienne, En attendant Nadeau
Jean-Paul Gavard-Perret, Le salon littéraire ; le littéraire.com ; De l’art helvétique contemporain
Thierry Guinhut, Le Matricule des anges
Entretien d’Odile Massé avec Anne Segal, Télérama

Guinhut Matricule des anges Massé
Massé entretien Segal Télérama

Extraits

Et comme avec le crépuscule rétrécissait encore l’espace, alors nous avons cessé de bouger, tour-mentés par l’attente des loups, de la petite lumière de la maison de l’ogre, espérant que le han des bûcherons bientôt écarterait les herbes en éloignant la nuit, le froid, la faim qui nous tenait le ventre, et chasserait les bêtes, celles qui rampent, celles qui volent, celles aussi qui se cachent et marchent sans bruit dans la forêt, les bêtes qui ont tant peur de nous qu’elles se terrent pour nous observer, nous faisions des discours et parlions du temps qu’il fait, l’un après l’autre faisions du bruit avec nos bouches pour converser mine de rien, claquant des dents si fort que nous ne nous sentions à l’abri d’aucune morsure et redoutions qu’alors l’odeur du sang ne nous ouvrît l’appétit, le goût de la chair fraîche, nous restions immobiles sans savoir s’il fallait chuchoter ou crier pour détourner la peur, comme emmurés vivants dans la forêt vivante qui croissait imperceptiblement, à chaque mo-ment un peu plus grande, majestueuse, infinie pour ainsi dire, et qui se balançait dans le vent – ou peut-être, pensais-je avec terreur, peut-être faisait pour nous le vent en agitant branches et feuilles au-dessus de nos têtes –, et je ne savais pas comment survivre entre les arbres, ne savais rien de la forêt ni des hommes ni du vaste monde, ne savais pas grand chose en vérité, et pas plus que les autres ne savais jusqu’où, derrière les arbres dressés pour nous faire peur, jusqu’où s’étendait la forêt de l’ogre.

Mes amis oh la la mes amis mes amis voilà que j’ai une idée qui vous ferait plaisir une idée qu’elle est bonne c’est la meilleure des idées quand j’y pense et c’est mon idée
Quoi dis-nous
Qu’est-ce donc que cette idée
Communique un peu fais-nous plaisir et dis-nous ton idée
Oui s’il te plaît
S’il te plaît dis-nous tout
Attendez attendez il faut me concentrer
On la veut cette idée
On la veut on la veut
Alors voilà mon idée que je vous livre tout à trac au pied levé mon idée c’est qu’il ne faut rien chan-ger à nos intentions rien changer à notre volonté d’en découdre avec les malheureux les mettre au-delà du mur avec les bêtes rien changer à notre nécessité d’éliminer tout ce qui pourrait nous gêner aux entournures nous entraver dans nos projets dans notre choix d’organiser le monde selon nos désirs rien changer rien de rien
Jusqu’ici ce n’est pas très nouveau comme idée
Évidemment on ne veut rien changer
Oui mais
Ce qui est dit est dit nous ne changerons jamais
Le monde tel qu’on l’a fait c’est vraiment le plus beau
Oui mais
Allez-y continuez poursuivez plus avant
Moi j’appelle pas ça une idée
Une évidence tout au plus
Laissez-moi vous conter la suite car j’ai de la suite dans les idées
Ah que c’est joliment dit
La suite la suite la suite vite
Ne m’interrompez plus vous en aurez pour vos oreilles pour votre compte votre argent
Ça on verra
On verra ce qu’on verra
Allez-y déballez tout c’est nous qu’on vous dira si on en a satisfaction
On vous écoute
Ne changeons donc rien mes amis à nos intentions rien de rien
Oui d’accord
Cependant parmi nous certains esprits chagrins parfois critiquent notre mode de faire ou de parler certains s’offusquent de nous entendre employer des mots qu’on pourrait dire brutaux même s’ils ne font qu’appeler chat un chat
Je vois pas le problème un chat c’est bien un chat
Certes mais celui qui craint le chat peut s’effrayer de l’entendre appeler par son nom celui qui aime le chat peut se fâcher d’entendre qu’on le chasse
Et alors
Alors alors je suggère je propose je conseille affirme conçois je vous le donne en mille j’envisage tout simplement qu’on change le vocabulaire
Quoi quoi quoi
Mais pourquoi
Et comment qu’on s’y retrouvera hein comment
Eh bien c’est-à-dire en quelque sorte c’est assez simple sous des apparences complexes mais n’ayez crainte il s’agit avant tout de ne pas éveiller les soupçons d’endormir la vigilance des fâcheux
Oui oui mieux vaut qu’il dorme le fâcheux
Je vois que vous me comprenez il s’agit de rassurer chacun de lui dire ce qu’il voudrait entendre tout en disant mine de rien ce qu’on pense vraiment et comprenne qui voudra pourra
Ça m’a l’air compliqué dites
Moi je ne comprends pas
Afin de ne pas choquer les oreilles ennemies les consciences fragiles et conforter aussi notre pou-voir on pourra faire des périphrases employer des euphémismes antiphrases litotes voire contrevéri-tés ou néologismes n’ayons pas peur des mots même ça on pourra se le permettre oui
Hypocrisie flagornerie tout ça sera permis
Et menteries aussi
Mais oui mais oui
Même des jongleries même le tour en l’air
Ah ah ah je voudrais bien voir ça
Moi aussi moi aussi
Ça fera un langage codé à notre usage personnel à l’usage des nôtres un glossaire un vocabulaire et c’est comme ça qu’on reconnaîtra les siens
Des exemples on veut des exemples
Si je dis par exemple si je dis qu’on alpague un ennemi qu’on lui met la main au collet comme on dit d’habitude alors ça met la puce à l’oreille des autres et ça les fâche et nous on aura sur les bras leur possible révolte
Oh la la j’en veux pas de la révolte possible
Moi non plus moi non plus moi je veux calme et sérénité je veux des amis partout
Mais si on dit par exemple si on dit qu’on le prend par la main qu’on lui caresse le cou ni vu ni connu ça passe inaperçu
J’ai compris on lui dit qu’on l’aime pour dire que c’est pas vrai
En quelque sorte
Passons à la pratique
Ah ça ça m’intéresse
Un exemple au hasard un exemple dans l’assemblée s’il vous plaît
Quand on renvoie les malheureux ceux qu’on renvoie derrière le mur
Aux oubliettes les malheureux
Au trou
Aux galères qu’on ne les voie plus
Non non non ça il faut pas le dire
Ce serait malpoli
Malvenu imprudent
On dit quoi alors bon sang de bois
Il faut dire je sais pas dire qu’on fait une promenade en forêt
Mais c’est pas vrai c’est un mensonge ça moi dans la forêt derrière le mur où c’est qu’on met les malheureux moi j’y mettrai pas les pieds
Mais qu’il est bête heu qu’il est savant animal veux-je dire
Quoi
C’est justement ça la ruse
Précisément oui
On dit quelque chose quelque chose d’aimable et on fait ce qu’on fait voilà c’est comme ça qu’on fait désormais
Même moi
Oui oui oui oui oui oui
On met d’autres mots sur les choses mais les choses sont toujours ce qu’elles sont c’est facile
On dit pas qu’on nettoie par exemple on dit qu’on enjolive qu’on décore qu’on traite la surface ou bien qu’on l’aplanit
On dit pas subalterne ça pourrait fâcher on dit assistant ou collègue même collaborateur
On dit pas qu’on est myope miro taupe on dit pas ces mots-là
On dit pas qu’on a faim
On dit pas va te faire foutre
Ah non ça on le dit pas on dit ayez donc une relation non consentie
Ou bien allez vous transformer en liquide séminal c’est au choix
C’est pas un peu chinois ça
Un peu mais pas trop quand même
Mais l’ennemi lui comment on l’appelle hein ça j’aimerais bien savoir
Concurrent
Partenaire
Challenger
Surtout pas séditieux contradicteur ou bête noire surtout pas
On pourrait l’appeler renard ou furet ou bien même lapin
Ah oui de chauds lapins les ennemis
Hi hi hi n’y verront que du feu
Mais comment on va s’y reconnaître
Il faut se mettre d’accord mettre les nouveaux mots les nouvelles formules dans un lexique secret qu’on apprendra par cœur
Même quand on n’a pas de mémoire oh la la
Mais c’est bien du travail ça
Oui c’est bien compliqué
Au fur et à mesure ça nous viendra tout seul une seconde nature en quelque sorte pas dire peste ni choléra mais plutôt incident catastrophe naturelle si possible ou épisode imprévisible car on ne sait jamais quels algorithmes quels facteurs inconnus quelle conjoncture voire conjonction astrologique a permis l’avènement de la chose voyez-vous l’avènement de l’événement qui nous occupe ça on ne le sait jamais ce sont des données sujettes à une croissance exponentielle parfois quoique souvent relative c’est pourquoi il ne faut pas trop préjuger en aucune façon préjuger mais plutôt voir et lais-ser venir pour affermir notre pouvoir mes amis sentir le sens du vent caresser le poil en toute occa-sion quelles que soient les circonstances et en même temps rester prêt à intervenir à punir éradiquer bien entendu avec une inébranlable fermeté bien entendu mais tout en gardant gant de velours sur notre main de fer mes amis oui voilà c’est comme ça qu’il faut faire
Manier le langage lui faire faire des écarts à nul autre pareils
Un peu de gymnastique ça va nous faire plaisir
Dès demain on érige le mur oui oui oui
Et puis on l’inaugure mine de rien on l’inaugure
À coups de nouveau lexique ah ah ah
On fera des discours à double sens des discours bien fumeux et à bon entendeur
On dira oui pour dire non et réciproquement
Ce sera beau ce sera grand ce sera très amusant
Enthousiasmant
Quelle aventure extraordinaire
Avancer masqué
Tourner autour du pot
Détourner le binaire
Prendre la posture danser pencher la tête d’un côté de l’autre faire quelques pas de toute beauté oui transformer le monde en grande mascarade ça vous pouvez compter sur nous demain nous le ferons avec le mur nous le ferons
Quel projet ravissant demain nous le ferons
C’est très affriolant c’est même fantastique oui
On va se goberger se délecter toujours positiver
C’est ça qu’on veut nous
On veut positiver on veut optimiser nous c’est ça qu’on veut
Voilà c’est ça qu’on veut

Littératures

Indifférente aux démarcations de genres, la collection « Littérature » entend représenter une approche curieuse de la création littéraire contemporaine. Poésie, récits singuliers, journaux, carnets, correspondances… : sans autres guides que la surprise et l’émotion, elle s’ouvre à des formes inédites, entêtantes, qu’elle enrichit en les accompagnant d’œuvres originales.

Indifferent to the dividing lines between genres, the collection « Literature » aims to represent a curious approach of the contemporary literary creation. Poesy, singular stories, diaries, notebooks, correspondence… : with no other guides than surprise and emotion, it opens up to new and enhanced forms, paired with original works of art.

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