On connaissait Markus Lüpertz comme peintre et comme sculpteur ; on le découvrira ici poète, orateur, essayiste. Aussi ancienne que sa pratique de la peinture, fruit de la même exigence portée avec la même vigueur, son œuvre d’écrivain réclame d’être lue à part – quoique l’écrivain en question s’affirme peintre corps et âme.
Cette apparence de paradoxe, entre autres « affirmations », le lecteur pourra l’approfondir au fil de cette sélection de textes écrits sur près de soixante ans, dans lesquels Lüpertz, en adepte du mystère, s’avance tour à tour sous le masque d’Orphée, du « rejeton de philosophe » et du peintre franc-tireur, faisant valoir avec une constance implacable sa vérité. Comme il le dit lui-même : faites-vous à moi, il n’y a pas d’autre moyen / il n’y pas de remède contre moi / je suis comme la pluie / je fais qu’en vous les fleurs fleurissent / que la terre respire, que le monde en vous vous paraisse supportable.
Préface d’Éric Darragon. Traduction de Régis Quatresous.
Carnets d’atelier 1975-1990 ; Textes 1979-2000 ; Entretiens 1984-2014
Réunissant d’une part carnets, d’autre part textes et entretiens dont l’écriture ou la parution s’échelonnent des années 1970 à aujourd’hui, Le Temps de peindre jette sur l’œuvre de la peintre Monique Frydman un éclairage neuf par son ampleur, sa densité et sa profondeur. C’est en effet le premier mérite de ce volume en deux volets, doublement préfacé et enrichi de cahiers iconographiques importants, que de proposer au lecteur une approche croisée de ce travail dans lequel l’écriture, avant, pendant, après, joue un rôle constitutif, ne serait-ce qu’en permettant à l’artiste de « rationaliser par la parole » ce qui advient dans sa peinture.
« Observations sur la peinture » : ce titre vient de Bonnard lui-même, qui, à la fin de sa vie, sans les dater, composa un mince florilège de ses notes. Aujourd’hui replacées dans l’ordre chronologique, augmentées d’inédites, assorties même de reproductions de pages d’agendas, les notes ici réunies, qui s’échelonnent sur presque vingt années (1927-1946), sont une révélation.
Tous les jours pendant plus de deux ans, Thieri Foulc s’est astreint à l’écriture d’une « peinture non peinte », texte court qui résume une idée de tableau dont le principal intérêt – dixit l’auteur – est justement de ne pas être réalisée, de rester à l’état de fulgurance, de « projet », dans un élan interrompu en direction de la peinture. Discipline hybride, donc, qui croise verbal et pictural, et joue de cette allégeance double comme d’un moyen de ne s’en tenir à aucune.
Essai d’un homme de la lettre converti à l’image, Le Désir de voir retrace une initiation au regard pictural. Intitulées « Voir dans le noir », « L’instant de voir », « Voir en rêve » et « Manières de voir », les étapes de cet essai discrètement autobiographique donnent lieu à l’exploration de plusieurs modes de vision, découverts au croisement d’expériences personnelles, d’expérimentations artistiques, de lectures et de contemplations.
Entamé sous les auspices de Michaux et de ses peintures-idéogrammes, poursuivi dans le compagnonnage des dessins « signes » ou d’Alexandre Hollan, élargi au contact – entre autres – des encres de Joan Barbarà, des monotypes de Degas, de l’« outre-noir » de Pierre Soulages et des « protographies » d’Oscar Muñoz, ce parcours est désirant et raisonné. Confessant son statut initial d’étranger dans le royaume des images, et soupçonnant ses affinités picturales d’être entachées du signe de l’écrit, Laurent Jenny convertit cette nécessité en haute vertu, dans des analyses dont sont seuls capables un regard consciencieux et une parole consciente des limites de son pouvoir : « “Écoute-voir”, dit le langage familier. “Regarde-dire” me semble aussi un bon chemin. Essayons… » Et son parcours fructueux de devenir ainsi celui de son lecteur.
Dans ce recueil d’entretiens réalisés au fil de sa longue carrière d’homme de radio, entre le milieu des années 1970 et la fin des années 2000, Jean Daive propose un montage de paroles qui cherche à préciser le statut de l’image et son rapport avec l’écrit chez les artistes d’aujourd’hui. « Comment s’est-elle organisée cette double rencontre à vivre simultanément – une image désormais est à lire et une écriture désormais est à voir ? Comment cette singulière permutation presque permanente s’est-elle opérée dans l’art d’aujourd’hui ? » Questions dont les enjeux sont pour part autobiographiques (Jean Daive étant toujours partie prenante dans ces rencontres), mais surtout linguistiques, graphiques, picturaux et perceptifs.
La Présence dans la poésie et l’art modernes
Présence. Loin de se livrer au seul démon de la critique, de la rupture et de la déconstruction, les plus grands poètes comme les plus grands peintres du XIXe et du XXe siècles ont construit leur œuvre autour d’une rencontre positive avec le réel. Il y a, être, étant, être là, être au monde : ce sentiment de l’évidence a pris beaucoup de noms différents. Mais un tel chatoiement ne doit pas nous aveugler sur l’unicité d’une expérience qui traverse la plupart des poétiques et des esthétiques de la modernité. Partant de ces coïncidences trop nombreuses pour relever du hasard, L’Émerveillement en propose la synthèse et offre du même coup, en sept chapitres qui s’offrent comme autant de circonvolutions autour d’un thème central, une apologie de la présence. Car ce mot, au-delà des rencontres qu’il suscite entre les plus grands créateurs des deux derniers siècles, ce mot désigne en premier et en dernier lieu la certitude de faire partie du monde – une certitude que l’art peut restituer et provoquer.
La découverte des peintures de la Préhistoire s’est accompagnée du sentiment très puissant d’assister à une apparition. Cet enchantement a culminé avec la grotte de Lascaux puis avec celle de Chauvet, mais l’éblouissement qui continue d’envelopper les peintures laisse sur nos yeux une taie, semblable à un point aveugle, qui ne s’est toujours pas dissipée. Il est vrai que les préhistoriens ont concentré leur attention, non sur ce geste si novateur de rendre visible le monde sous la forme de figures, mais sur les usages supposés de ces premières images : être un passe-temps décoratif ou une tentative d’infléchir le succès de la chasse par « la magie sympathique » ; représenter une mythologie, faite de couples d’animaux incarnant une conception sexuée du monde ou encore, être un rituel chamanique de contact religieux. Mais la question de la genèse du dessin demeure entière et, tout environnés que nous sommes par les images, nous avons perdu de vue que cette invention est un prodigieux saut de pensée. Synthétiser une forme ou un être vivant en quelques traits qui saisissent leur apparence est une opération intellectuelle d’une folle portée. Quel a pu être le désir, si patiemment poursuivi, qui a conduit à la naissance de cet art ? De la pensée qui s’est ainsi haussée jusqu’au dessin, peut-on reprendre le trajet ? Le geste du regard est l’hypothèse de son acheminement vers la figure.
C’est en 1994, dans une galerie parisienne où il expose une série de Montagnes, que le peintre d’origine iranienne Farhad Ostovani fait la connaissance de Bernard Blatter, alors directeur du musée Jenisch de Vevey, en Suisse. Des affinités communes apparaissent bientôt : la poésie de l’ancien Iran, la musique de Bach, et, surtout, un même regard sur l’art et sur le monde, regard empreint d’humilité laissant toute sa place au silence.
Cela part d’une enveloppe qui pèse plus lourd que de coutume. C’est le père, écrivain, qui envoie à son fils peintre quelques reproductions de tableaux, assorties de lignes elliptiques : un clin d’œil, un salut, une pensée aimante. Et le fils répond. Par une image, lui aussi, puis une question, une intuition. Le dialogue s’engage. Les lettres se font plus longues et réflexives, plus intimes. Au fil de l’exposé des émotions individuelles et des souvenirs communs, père et fils, d’égal à égal, questionnent une expérience partagée : la peinture, celle que l’on regarde et celle que l’on fait.
À ton tour recueille la correspondance échangée en 2015 et 2016 par John Berger, qui n’était pas moins peintre et critique d’art qu’écrivain, et son fils Yves Berger, lui-même artiste, au sujet de la peinture.
Entre George Besson, jeune Jurassien autodidacte, éditeur (chez Braun ou chez Crès où il fonde Les Cahiers d’aujourd’hui), puis critique d’art (dans L’Humanité ou Les Lettres françaises entre autres), et Henri Matisse, peintre au succès encore fragile, va s’établir, de 1913 à 1953, une relation de confiance qui se traduira par un échange d’environ deux cents lettres.
La très grande majorité de cette correspondance est inédite et constitue certainement le dernier ensemble important de lettres du peintre : on y découvre un artiste attentif aux regards et aux discours que l’on peut tenir sur son œuvre, soucieux de son image sociale, mais surtout fortement engagé intellectuellement dans les sujets qui sont au cœur de ses recherches : le dessin, la couleur – brouillons d’articles, réponses à des critiques d’art, corrections de textes sont ici présentés pour la première fois.
C’est une facette inédite du personnage que l’historienne de l’art Chantal Duverget a voulu ainsi cerner et faire partager à un public désireux de mieux comprendre le peintre de « La Joie de vivre ».
Entretien entre le peintre Leonardo Cremonini et le médiologue Régis Debray, suivi d’une biographie rédigée par Jacques Brosse et complétée par Pietro Cremonini. Cet ensemble est encadré de la reproduction de 32 photographies inédites de l’atelier du peintre, prises par Corinne Mercadier après la mort de l’artiste — « un regard qui isole les objets, comme l’image d’un souvenir » pour tenter d’approcher l’univers de cet artiste.
Les questions qui réunissent les auteurs tiennent à la création et à ses enjeux fondamentaux : la réception et la place de l’art dans la société, et la nécessité individuelle de créer.
Grand peintre américain, mais aussi professeur de calligraphie et de typographie, Charles Pollock, frère aîné de Jackson Pollock, n’aura laissé que peu de traces de l’existence de son œuvre avant de mourir à Paris. Sa fille, Francesca, et son épouse Sylvia, mettront alors vingt années à rassembler, archiver, faire connaître son travail et sa vie voilés par le silence et la discrétion. Pour quoi et pour qui s’être effacé ? Quels sens donner aux toiles de Charles Pollock et à son silence ? Aiguillonnée par ces questionnements, Francesca Pollock entreprend de (re)nouer un dialogue avec le père qu’elle a perdu à l’âge de 21 ans. La parole, qui fut si rare entre eux, est alors délivrée au moyen d’une écriture à plusieurs voix, celle de l’auteure, celle de Charles Pollock qui affleure des correspondances, de ses écrits et entretiens, mais aussi celle des œuvres du peintre et de ses contemplateurs qui « parlent » bien plus que tout autre chose.
Ce texte traite de l’initiation à l’art, de la création, de la transmission et de la mémoire à travers l’évocation du couple de sculpteurs, Karl-Jean Longuet (1904-1981) et Simone Boisecq (1922-2012). Se jouant élégamment des codes de la monographie, le livre d’Anne Longuet-Marx, fille des artistes, est un hommage tendre à une saga familiale à laquelle, en digne héritière, elle confère la profondeur du temps et celle du sentiment. L’ouvrage se lira aussi bien comme un récit que comme une introduction à l’œuvre des deux artistes.
Quand j’ai lu la Vita nova de Dante pour la première fois, j’ai été frappé par la complexité intellectuelle du livre, enraciné dans la croyance médiévale en une relation entre l’amour sacré et l’amour profane, mais aussi par le fait que beaucoup de ces thèmes continuent de nous parler, aujourd’hui encore.
Je me suis concentré sur les significations qui, sous le titre du livre de Dante, évoquent la nature, et donc sur la venue du printemps lui-même : trente-trois œuvres accompagnent les trente-trois sonnets, en saisissant l’impression produite par les différents moments de la saison, depuis la toute première poussée végétale jusqu’au temps où la terre est toute recouverte par la vibrante vie nouvelle. (F.O.)
Ce livre collectif présente pour la première fois de manière exhaustive tout l’œuvre peint et dessiné de l’écrivain. On connaissait déjà par des expositions dans les années 70 et par des publications en revue (notamment le « Cahier du Temps qu’il fait » en 1991, certaines reproductions dans le « Quarto ») l’activité picturale de Louis-René des Forêts, à laquelle il s’est consacré durant plusieurs années alors qu’il avait cessé d’écrire. Mais on en avait jamais eu que des vues partielles, plus ou moins bien reproduites. C’est donc un manque que vient combler cette publication collective, en permettant de reproduire en grand format les soixante et une peintures de l’auteur et la totalité de ses dessins. L’ouvrage sert donc de catalogue raisonné de toute cette œuvre secrète pour la donner à voir de la façon la plus exacte et la plus agréable, de la découvrir enfin dans l’ampleur et l’originalité de ses compositions, dans la variété de ses réalisations plastiques.
« Se pourrait-il qu’un événement soit ce moment si singulier qu’il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d’autres moments […] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »
C’est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d’une Vierge de l’Annonciation, à la fin du XVe siècle.
Récit d’une fascination et exploration d’une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S’immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d’un œil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l’auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l’écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.
À qui pense qu’on n’a plus grand-chose à voir ni à apprendre des peintures de Claude Monet, trop vues, trop interprétées, le court récit de Stéphane Lambert démontre le contraire. Il se donne à lire comme une tentative de regarder l’œuvre du peintre de Giverny depuis notre présent tragique : celui d’une « ère nucléarisée », d’un « champ de ruines à l’approche d’un possible anéantissement », d’un « après-paysage ». Dès lors, peut-être pourrons-nous entrevoir « dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ».
« Peintre du lointain intérieur s’il en est », Édouard Manet incarne aux yeux de Gérard Titus-Carmel une déchirure étrangement féconde du rapport moderne au monde. Retiré dans la nuit de son être, dans ce que Georges Bataille nommait « une indifférence suprême », le peintre lave le monde qu’il représente de toute interprétation pathétique. Mais c’est pour le rendre à son étrangeté fascinante, pour ouvrir « sur un état du monde bien plus énigmatique qu’il n’y paraît ».
Saint Antoine, l’ermite du désert égyptien, a fasciné l’Occident. Que faisait-il donc dans ce tombeau, dans ce château en ruines, dans cette grotte à flanc de montagne ? Qui étaient ces démons qui, par légions, venaient le tenter ? Et qu’est-ce, au juste, que la tentation ? Frédérik Tristan a suivi la genèse d’Antoine, depuis la biographie qu’écrivit saint Athanase jusqu’à l’œuvre célèbre de Flaubert, en passant par les croyances populaires, la démonologie, la mystique flamande, et tous ces innombrables peintres qui de Jérôme Bosch à Salvador Dali furent exaltés par le sujet.
Œuvres sans titre, sans auteur, les formes naturelles furent collectées à de nombreuses époques et dans différents lieux du monde. Universelles, elles apparaissent dans la diversité d’usages d’une pluralité de cultures comme les signatures matérielles d’invisibles forces, supports cultuels ou supports de contemplation, traits d’union entre le naturel et le surnaturel, le visible et l’invisible, mais surtout comme l’indice de préoccupations esthétiques. Ainsi Yves Le Fur cherche-t-il à comprendre ce qu’elles révèlent de notre regard sur les œuvres d’art.
Le 8 février 1832, Ruskin reçoit pour son anniversaire un livre illustré par Turner. Le jeune garçon n’a que treize ans, mais la passion qui prend naissance ce jour-là ne s’éteindra jamais. Il en sortira un texte unique, flamboyant, proliférant, sans cesse repris, jamais achevé : Modern Painters / Les peintres modernes. Entrepris pour défendre Turner contre ses détracteurs, poursuivi sur une période de dix-sept ans, il donne du peintre une image de plus en plus riche et complexe.
Traduction et présentation de Philippe Blanchard.
Pieter de Hooch (1629-1684(?)), un parmi tant d’autres peintres du siècle d’or néerlandais, qui ont surgi, avec leur manière d’apparence tranquille, d’un peuple se libérant des Espagnols, menant guerre sur guerre : événement calme au milieu des turbulences. Les arts ont une existence fragile. Il dépend des caprices d’une époque qu’elle transforme les œuvres dont elle hérite en objets de culture, en reportages sur les mœurs du passé, en manifestes d’une morale, en occasion de plus-value spéculative ou touristique. Lancés dans un monde qui n’a que faire d’eux, les tableaux deviennent des images. Ceux de Pieter de Hooch n’y ont pas échappé.
Dans la dernière édition de L’origine des espèces (1856) Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Le temps a passé et la réponse à la question que se posait Darwin semble de plus en plus échapper à la philosophie et à l’esthétique pour devenir l’affaire de l’anthropologie, des naturalistes et de la sociologie. En matière d’art, la fin des prétentions de l’universalisme européen et celles aussi de « l’exception humaine » (J-M. Schaeffer) renouvellent les questions concernant l’origine de nos conduites esthétiques : quand et comment sont-elles apparues ; quels en sont les moteurs ; sont-elles exclusivement humaines… ? Si les pratiques contemporaines depuis une quarantaine d’années ne rejettent plus l’idée de beauté plastique, elles y sont parfois (souvent) indifférentes comme si cette notion qui a longtemps dominé l’art était marginale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Beautés ouvre donc l’enquête en interrogeant artistes et penseurs dans le but de documenter les enjeux.
Depuis deux siècles l’histoire de l’art occupe le passé, elle ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et finit par cautionner les valeurs du marché. Face à l’histoire l’artiste et l’amateur d’art, manquant d’autorité et de statut, sont souvent démunis.
Qu’en est-il aujourd’hui de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ? Une telle hiérarchisation des pratiques artistiques entre high and low a-t-elle encore un sens ou bien doit-on désormais considérer que le temps d’une création libre, sans bornes ni entraves est venu, que l’art est un tout au sein duquel chacun est libre d’aller et de venir comme bon lui semble ?
Derrière cette question qui agite l’art contemporain depuis quelques décades se cachent de nombreux enjeux économiques, sociaux et bien sûr esthétiques qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et se développent tout au long du XXe. L’étude de ces enjeux montre que l’esprit libertaire qui prétend faire tomber les barrières est autant porteur d’émancipation que d’une idéologie libérale.
L’usage actuel du terme de chef-d’œuvre semble paradoxal. On le voit dénié par la réalité de l’art, qui procède d’un travail produisant des pièces par séries ; décrié par l’époque, qui le rejette comme une notion anachronique, sinon antidémocratique ; dévoyé par le marché, où il s’emploie pour désigner celui des travaux d’un artiste qui se vend le plus cher – et néanmoins, il subsiste à l’état de boussole, de nec plus ultra, d’expérience esthétique suprême : jamais les toiles de maîtres n’auront vu défiler autant de spectateurs.
À partir de ce constat, Éric Suchère et Camille Saint-Jacques proposent chacun un essai, sous un titre – Le Chef-d’œuvre inutile – qui se veut moins provocant que problématique. Car s’il s’agit bien ici d’interroger ce qu’on pourrait nommer un déclin du chef-d’œuvre, on ne trouvera en ces pages nulle déploration de principe. Non pas céder, donc, à une dépréciation massive des tendances contemporaines, mais forger les critères qui permettront de les comprendre et d’en apprécier l’opportunité.
Ce livre évoque le roman picaresque, il n’y a pas d’autre mot, de La Délirante et de ma vie, c’est tout un, et de l’amitié créatrice qui m’a lié à tant de poètes et de peintres, à Sam Szafran surtout, le temps de cette aventure.
L’escalier de la rue de Seine que je l’avais engagé à dessiner et peindre, avant qu’il s’y mît pour n’en plus sortir, comme du songe d’une ammonite, marqua l’acmé de notre amitié et de son œuvre. J’ai tenté jusqu’au bout de l’arracher à la tentation de l’escalier, mais elle était si forte qu’il resta captif de ses déclinaisons jusqu’à sa mort. [F.E.-E.]
Au milieu des années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch a abandonné l’entreprise familiale de fourrure, pour fonder à Strasbourg une galerie consacrée à ce que Jean Dubuffet appela l’Art Brut. Un retour à ses amours d’adolescence : le monde de l’art et ses sensations fortes, s’impose à lui. Débutant à la manière d’un conte, s’apparentant ensuite, tantôt à un roman d’aventures, tantôt à une enquête, Le Beau, L’Art Brut et le Marchand relate ce périple singulier.
En 1874, un groupe de peintres dissidents expose ses œuvres en marge des circuits officiels. Un critique invente par dérision le mot « impressionnisme ». Cet événement est considéré, à juste titre, comme l’une des étapes initiatrices de l’art moderne. Avec ces expositions, l’écosystème de l’art contemporain se met alors en place : recherche du scandale, intervention monopolistique d’un marchand, union opportuniste des plasticiens et des écrivains d’avant-garde.
Cet ouvrage s’appuie sur une documentation de première importance et met en avant propos et témoignages de « premières mains » qui révèlent pour la première fois la stratégie des artistes. Les échos avec notre époque contemporaine sont multiples et pour le moins surprenants…
Une femme surgit. Et revient, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, en une suite de dix-sept séquences. 17 secondes, le roman-photo de Marc Blanchet, lie chaque portrait de cette femme à une prose, en une suite numérotée qui interroge le mystère de l’autre autant que l’acte et l’image photographiques. Y a-t-il réellement fiction ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un monde d’hypothèses, né de l’envie d’écrire sur l’être aimé, d’en raconter la présence dans le temps — et penser ainsi la photographie à travers une écriture poétique ? 17 secondes se déploie comme un éventail, à même de se refermer pour enclore ses secrets.
And Also The Trees (« et aussi les arbres ») propose une approche photo-textuelle du paysage dans laquelle l’arbre est autant modèle que sentinelle, dans sa propre solitude ou dans une solitude rassemblée : la forêt. Souvent prises dans la vitesse, au crépuscule ou de nuit, ces photographies inscrivent des diffractions où la notion de composition s’avère essentielle. Écritures photographique et littéraire se côtoient ou se disjoignent pour penser le paysage, dans ses mystères, ses ruptures, son opacité — parfois son silence. En miroir d’un essai sur l’acte photographique et la perception de son propre corps lors des prises de vue, l’écrivain-photographe Marc Blanchet, par l’horizontalité du paysage ou la verticalité d’un arbre, nous met face à un univers qui surgit entre soudaineté et disparité, présence et profusion.
Moi je connais mon pays et je le peins. Allez-y voir, vous reconnaîtrez mes tableaux. (Gustave Courbet)
La voiture du paysage : c’est ainsi que Courbet désignait la carriole entraînée par l’âne Gérôme – du nom de son rival bonapartiste de Vesoul – à travers les paysages de son Jura natal. Munis d’une voiture tant soit peu plus puissante, l’écrivain François Laut et le photographe Lin Delpierre ont parcouru les plateaux et vallées de ce qui fut à la fois le terrain de son enfance, son « atelier ouvert » et, étendu à la Suisse, sa terre d’exil.
Aux cinq séries de huit photographies, regard contemporain sur le territoire pictural d’un peintre du XIXe siècle, répondent autant de textes qui élargissent le champ en puisant d’abondance aux écrits et aux peintures de Courbet. Le Jura y agit comme révélateur des nombreuses vies du peintre, des plus éclatantes aux moins connues.
« Le silence nous porte à la contemplation, à l’écoute de l’inouï. S’il me fascine, c’est que je sais qu’il m’attend quelque part. S’il fait mine d’être muet, peut-être nous écoute-t-il ? Il n’est pas le vide, il est plein de lui-même. Il s’écrit par la ponctuation, il bat entre les mots. Constitutif de la musique, il est audible. Il se donne à voir par le dépouillement en peinture ou par les arrêts entre nos gestes. Il doit être photographiable ; certains y sont déjà parvenus. Oui, photographier le silence qui ne réclamerait plus les mots qui m’envahissent et me débordent si souvent. »
Les images rapportées par Patrick Bogner de ses incursions aux abords du cercle arctique, dans les Orcades, les Féroé, à Saint-Kilda, en Islande ou en Norvège, mettent en scène le sublime écrasant de paysages déserts et déchaînés, inhabitables, où l’homme, fatalement de passage, vient rechercher un face-à-face avec des forces qui l’excèdent.
Inspiré par le romantisme primitif du Sturm und Drang, le photographe reprend ainsi l’ambition de Caspar David Friedrich : celle d’une peinture de paysage capable – si tempétueuse, heurtée et accablante qu’elle soit – de susciter la même contemplation que les images sacrées.
Marelle est un recueil de poèmes cliniques. Psychologue clinicienne et psychanalyste, Julia Peker exerce dans un Centre Médico-Psychologique où elle reçoit enfants et adolescents. Chacun des poèmes de ce recueil reprend une consultation menée avec un enfant. Il ne s’agit pas de restituer un tableau clinique, mais de rendre hommage à la singularité de chaque rencontre. Dans sa lecture de Marelle, le poète Jean-Louis Giovannoni remarque que l’écriture de Julia Peker « travaille directement avec les parts invisibles de notre psychisme, non seulement celles qui nous fondent, mais aussi celles avec lesquelles nous envisageons le monde et notre rapport aux autres ». Marelle est un livre de poésie qui nous rappelle « qu’il faut d’abord réparer ce qui est blessé en profondeur ; bricoler s’il le faut du provisoire, bouger même si c’est de peu, et surtout tenir dans le temps… pour que le chant puisse un jour reprendre ».
Préface de Jean-Louis Giovannoni
Dessins d’Ena Lindenbaur
Nous qui nous apparaissons trace une voie dans l’inconnu, dans la nuit des sombres temps. Pour affronter cette nuit, Gérard Haller invoque la compagnie des poètes qui lui sont chers, comme Nelly Sachs et Paul Celan, dont une formule aussi obscure que limpide est placée en exergue : « vers nous et devant nous et vers nous ». C’est ce battement qui scande Nous qui nous apparaissons, comme il scande tout cheminement dans l’inconnu.
Écrire, photographier : deux façons de se tenir au bord du monde.
C’est ce bord, immémorial et intime, que le photographe Alain Willaume arpente, dont il relève obstinément les traces et fait retentir l’écho. Et c’est là que l’accompagne, par moments, depuis plus de trente ans le poète Gérard Haller.
Face’s End est né de cette compagnie à éclipses, éphémère et fidèle.
Livre à deux cette fois – deux écoutes, deux regards. Mais, d’un phrasé sur image à l’autre, un seul et même poème. Un film au ralenti. Le temps devant chaque image de la laisser entrer en résonance et s’ouvrir, se diffracter, nous exposer ainsi à la nuit du monde qui nous précède comme à l’inouïe aurore qu’elle appelle.
C’est un livre dont il est plus facile et plus tentant de dire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est : d’abord parce qu’il est singulier, étrange et peut-être unique en son genre ; ensuite pour éviter à son lecteur d’être déçu pour de mauvaises raisons. Loin de lui tout « projet », tout « message », toute arrière-pensée. Il est tout entier à ce qu’il raconte, n’a pas le temps et l’espace de nous adresser des clins d’œil, et pour cause : ce qu’il relate est la vie même, dans ce qu’elle a de beau, d’embêtant et de déchirant. C’est un roman qui n’a pas d’autre beauté que de conter un destin qui nous touche ; mais cette beauté-là, il l’a toute. On ne peut mieux plaider en sa faveur qu’en demandant de lui faire confiance. Il le mérite, et on ne le regrettera pas.
La peinture figurative et évanescente de Jérémy Liron se déploie en grande partie par séries, aux noms empreints d’une sourde mélancolie, comme ses Tentatives d’épuisement, ses Images inquiètes, ou ses Absences. Les Archives du désastre, qui comptent aujourd’hui près de 400 pièces de modeste format et auxquelles sont consacrées ce volume, sont l’une d’entre elles. Elles recueillent un ensemble de figures spectrales, dessinées à la craie noire, puis voilées d’une couche de peinture vert de Hoocker. Elles sont les reliques d’un désastre, d’un changement d’astre, qui eut lieu avec la vague d’attentats terroristes durant la dernière décennie. Préface de Lionel Bourg ; entretien avec Anne Favier.
Reproduction en fac-similé d’une série de vingt aquarelles — des couchers de soleil — de l’artiste Ann Loubert, accompagnées de deux poèmes de Jacques Moulin.
(Ouvrage au tirage limité, uniquement vendu auprès de nos éditions.)
Au Pont du Diable est le résultat d’un moment de pause. Pause d’un artiste, venu au bord de l’eau aux heures les plus chaudes de la journée, pour voir les gens s’y prélasser. Alexandre Hollan ne reste pourtant pas inactif. Fusain à la main, il réalise des croquis de ces êtres rassemblés là. Un seul trait, modulé en quelques courbes, suggère les corps, les visages, sans fond ni perspective. Les modèles ne posent pas, ils se laissent saisir par l’œil de l’artiste comme ils sont, sans chercher à paraître. Et de la même façon, pas de pose artistique dans les croquis. Il s’agit simplement de saisir la vie telle qu’elle se donne à voir.
Catalogue de l’exposition des œuvres d’Ann Loubert & Clémentine Margheriti à la Halle Saint-Pierre, à Paris, du 14 octobre au 2 novembre 2014.