Écrits d’artistes

On connaissait Markus Lüpertz comme peintre et comme sculpteur ; on le découvrira ici poète, orateur, essayiste. Aussi ancienne que sa pratique de la peinture, fruit de la même exigence portée avec la même vigueur, son œuvre d’écrivain réclame d’être lue à part – quoique l’écrivain en question s’affirme peintre corps et âme.
Cette apparence de paradoxe, entre autres « affirmations », le lecteur pourra l’approfondir au fil de cette sélection de textes écrits sur près de soixante ans, dans lesquels Lüpertz, en adepte du mystère, s’avance tour à tour sous le masque d’Orphée, du « rejeton de philosophe » et du peintre franc-tireur, faisant valoir avec une constance implacable sa vérité. Comme il le dit lui-même : faites-vous à moi, il n’y a pas d’autre moyen / il n’y pas de remède contre moi / je suis comme la pluie / je fais qu’en vous les fleurs fleurissent / que la terre respire, que le monde en vous vous paraisse supportable.
Préface d’Éric Darragon. Traduction de Régis Quatresous.

Carnets d’atelier 1975-1990 ; Textes 1979-2000 ; Entretiens 1984-2014
Réunissant d’une part carnets, d’autre part textes et entretiens dont l’écriture ou la parution s’échelonnent des années 1970 à aujourd’hui, Le Temps de peindre jette sur l’œuvre de la peintre Monique Frydman un éclairage neuf par son ampleur, sa densité et sa profondeur. C’est en effet le premier mérite de ce volume en deux volets, doublement préfacé et enrichi de cahiers iconographiques importants, que de proposer au lecteur une approche croisée de ce travail dans lequel l’écriture, avant, pendant, après, joue un rôle constitutif, ne serait-ce qu’en permettant à l’artiste de « rationaliser par la parole » ce qui advient dans sa peinture.

« Observations sur la peinture » : ce titre vient de Bonnard lui-même, qui, à la fin de sa vie, sans les dater, composa un mince florilège de ses notes. Aujourd’hui replacées dans l’ordre chronologique, augmentées d’inédites, assorties même de reproductions de pages d’agendas, les notes ici réunies, qui s’échelonnent sur presque vingt années (1927-1946), sont une révélation.

Tous les jours pendant plus de deux ans, Thieri Foulc s’est astreint à l’écriture d’une « peinture non peinte », texte court qui résume une idée de tableau dont le principal intérêt – dixit l’auteur – est justement de ne pas être réalisée, de rester à l’état de fulgurance, de « projet », dans un élan interrompu en direction de la peinture. Discipline hybride, donc, qui croise verbal et pictural, et joue de cette allégeance double comme d’un moyen de ne s’en tenir à aucune.

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Essais sur l’art

Cet ouvrage obéit tout ensemble aux pratiques des sciences sociales et à l’exercice biographique. Il mixe l’aléatoire d’un parcours singulier et les jalons d’une trajectoire académique exemplaire, et prend le parti de la micro histoire pour tendre à la démonstration de problématiques générales, sous la forme d’une « conversation d’entre soi ». Libre, elliptique, à l’écart des censures, spontané dans le flux ou le silence, adroit pour arpenter les champs personnels sans rien dévoiler d’une vie privée, l’opus s’engage dans un récit à deux voix où le témoignage cède devant une analyse historique et historiographique « grand angle » de l’Histoire de l’art. Conduit au cœur du bureau devenu atelier mais multiscalaire lorsque le JE fait valeur pour cette pratique spécifique de l’histoire, ce dialogue propose les lignes et les courbes d’une vie intellectuelle qui traverse un second XXe siècle autant qu’elle le modèle et s’en saisit pour l’étude.

Les yeux, a-t-on coutume de dire, sont les fenêtres de l’âme. Les tableaux, dit-on encore, sont comme des fenêtres. C’est que tout est affaire de passage entre l’intérieur et l’extérieur, car alors que la porte, comme ouverture, permet au corps entier de franchir le seuil, la fenêtre, elle, n’offre du monde qu’un pur spectacle, auquel les sens seuls sont conviés, et la vue la première. Étonnant théâtre du monde que celui sur lequel ouvre la fenêtre : du réel, elle décide de tout cacher ou de tout dévoiler, selon qu’elle veuille jouer de la clôture ou de l’ouverture.
Mieux qu’un objet, la fenêtre devient alors une forme, un mode d’être, une façon de voir : un langage.
Nul peintre, nul écrivain, on le comprend, qui n’en ait fait sa matière.
C’est à cet art des fenêtres, un art étonnant, troublant, que du Graal à Rilke, de Shakespeare à Proust, de Goethe à Mallarmé ou encore de Cervantès à Flaubert, mais aussi de Vermeer à Bonnard, de Friedrich à Matisse, de Bruegel à Chirico ou de Van Eyck à Balthus, au long d’un double parcours littéraire et pictural, cet essai veut donner toute sa plénitude et tout son sens.

Traduit de l’italien par PHILIPPE DI MEO.
À côté de sa prodigieuse fiction, Giorgio Manganelli a poursuivi avec assiduité une œuvre d’essayiste et de critique. Publié pour la première fois en Italie en 1987, « Salons » regroupe un choix de sa réflexion dans le domaine des Beaux-Arts, réalisé de son vivant par son auteur lui-même. L’ouvrage offre un choix de thèmes et d’artistes et de genres extrêmement variés : Edvard Munch, René Lalique, Honoré Daumier, Benedictus, Cecil Beaton, etc. À côté des grands artistes, il accorde une place importante aux arts dits « mineurs » : tabatières, peintures sur éventails, verreries, tissus, photographie, etc. De sorte que l’ensemble frappe par la variété de ses thèmes et la qualité proprement encyclopédique de son information. L’acuité du regard de Manganelli étonne : il n’imite jamais personne, ses analyses sont toujours fortement originales, dérogent à l’historicisme.

Comme tout le monde, j’ai regardé des tableaux avant de savoir lire et écrire. J’ai toujours regardé les couleurs, longtemps, incompréhensiblement. Je ne suis pas devenu peintre.
Plus tard, j’ai commencé à écrire. J’ai voulu reprendre ces plongées, poursuivre ces tableaux, courir après l’effet qu’ils me faisaient.
Écrire pour encaisser la peinture, en retourner l’impact, en vivre les conséquences. Presque toujours de mon propre chef, j’ai essayé de savoir ce que ces œuvres voulaient, et me voulaient, comment elles portaient mes couleurs en emportant leur désir.
Réunir ces textes c’est l’occasion de faire le point sur ces chemins d’art. C’est aller voir comment écrire et peindre se croisent, se quittent, s’accompagnent. Comment chacun sépare pour agir côte à côte, mais regarder le monde ensemble.
Observer dans les corps le renvoi des effets au fin fond de leurs sources, et vers où ils engagent. Ce faisant, c’est, d’une même main, ajouter un pan à l’aventure des Juliau puisqu’au fond regarder un paysage ou des tableaux, c’est la même opération.

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Esperluette

C’est en 1994, dans une galerie parisienne où il expose une série de Montagnes, que le peintre d’origine iranienne Farhad Ostovani fait la connaissance de Bernard Blatter, alors directeur du musée Jenisch de Vevey, en Suisse. Des affinités communes apparaissent bientôt : la poésie de l’ancien Iran, la musique de Bach, et, surtout, un même regard sur l’art et sur le monde, regard empreint d’humilité laissant toute sa place au silence.

Cela part d’une enveloppe qui pèse plus lourd que de coutume. C’est le père, écrivain, qui envoie à son fils peintre quelques reproductions de tableaux, assorties de lignes elliptiques : un clin d’œil, un salut, une pensée aimante. Et le fils répond. Par une image, lui aussi, puis une question, une intuition. Le dialogue s’engage. Les lettres se font plus longues et réflexives, plus intimes. Au fil de l’exposé des émotions individuelles et des souvenirs communs, père et fils, d’égal à égal, questionnent une expérience partagée : la peinture, celle que l’on regarde et celle que l’on fait.
À ton tour recueille la correspondance échangée en 2015 et 2016 par John Berger, qui n’était pas moins peintre et critique d’art qu’écrivain, et son fils Yves Berger, lui-même artiste, au sujet de la peinture.

Entre George Besson, jeune Jurassien autodidacte, éditeur (chez Braun ou chez Crès où il fonde Les Cahiers d’aujourd’hui), puis critique d’art (dans L’Humanité ou Les Lettres françaises entre autres), et Henri Matisse, peintre au succès encore fragile, va s’établir, de 1913 à 1953, une relation de confiance qui se traduira par un échange d’environ deux cents lettres.
La très grande majorité de cette correspondance est inédite et constitue certainement le dernier ensemble important de lettres du peintre : on y découvre un artiste attentif aux regards et aux discours que l’on peut tenir sur son œuvre, soucieux de son image sociale, mais surtout fortement engagé intellectuellement dans les sujets qui sont au cœur de ses recherches : le dessin, la couleur – brouillons d’articles, réponses à des critiques d’art, corrections de textes sont ici présentés pour la première fois.
C’est une facette inédite du personnage que l’historienne de l’art Chantal Duverget a voulu ainsi cerner et faire partager à un public désireux de mieux comprendre le peintre de « La Joie de vivre ».

Entretien entre le peintre Leonardo Cremonini et le médiologue Régis Debray, suivi d’une biographie rédigée par Jacques Brosse et complétée par Pietro Cremonini. Cet ensemble est encadré de la reproduction de 32 photographies inédites de l’atelier du peintre, prises par Corinne Mercadier après la mort de l’artiste — « un regard qui isole les objets, comme l’image d’un souvenir » pour tenter d’approcher l’univers de cet artiste.
Les questions qui réunissent les auteurs tiennent à la création et à ses enjeux fondamentaux : la réception et la place de l’art dans la société, et la nécessité individuelle de créer.

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Squiggle

« Je recopie les notes que j’ai prises dans l’atelier du peintre, au fil de ma discussion avec Jean-Pierre Schneider. Je laisse çà et là émerger de nouvelles phrases qui s’invitent sur mes feuilles. Mes phrases sont le liant acrylique d’une peinture. Je décide de faire le portrait de Jean-Pierre Schneider. Je tente de peindre un livre en étalant la matière de ses mots. Je m’éloigne parfois ou bien je modifie l’angle de ma présence face à eux. J’apporte du silence. Souvent, ils n’ont pas besoin de plus. Ce n’est pas tant que Jean-Pierre parle bien de la peinture. Je crois qu’il parle bien de la vie. Et il se trouve que sa vie, c’est la peinture. » Christophe Fourvel

Morgane Salmon exprime son univers foisonnant à travers des céramiques colorées et exubérantes où les motifs naturels, ressaisis par l’imagination, se développent, s’organisent et saturent librement l’espace sculpté. Dans un mouvement de profusion organique qui dépasse la fonction utilitaire de l’objet, la frontière entre art et artisanat est brouillée : un élan jubilatoire donne vie à l’œuvre, accueillie et accompagnée avec simplicité par cette artiste inclassable qui en respecte la croissance sans la contraindre par la raison. « C’est comme ça » !

Contributions de Nadine Lehni et Daniel Payot. Entretiens de l’artiste avec Jean Jérôme.

Deux femmes raconte l’histoire d’une image qui, affleurant à la mémoire de l’artiste, ne cesse en même temps de se diffracter. Le livre de Farhad Ostovani donne à contempler une série réalisée à partir d’une intrigante photographie de sa mère et de sa grand-mère, photographie datant de son enfance iranienne. Retravaillant avec ses outils de peintre un certain nombre de photocopies de cet instantané sans prétention artistique, il en propose des « variations », quasiment musicales, qui approfondissent le mystère de ces deux présences, et de cet instant suspendu, qui semble s’être détaché du cours du temps.

Dans Guillaume Pujolle – La peinture, un lieu d’être, Blandine Ponet part sur les traces de Guillaume Pujolle (1893-1971) qui fut menuisier, douanier, mais aussi peintre. Il fut interné une grande partie de sa vie à l’asile de Braqueville, devenu l’hôpital Gérard Marchant, à Toulouse ; c’est de ce lieu qu’est partie Blandine Ponet, où elle-même a travaillé comme infirmière en psychiatrie. De là, elle tire les fils de la complexe destinée de l’artiste, ce qui l’entraîne aussi à se pencher sur l’histoire de la psychiatrie, du surréalisme, de l’art brut ou de la dévastatrice première guerre mondiale. Telle est sa manière de lutter contre « l’oubli, l’immobilisme, l’absence d’histoire, l’ordre et la routine ».

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Phalènes

« Se pourrait-il qu’un événement soit ce moment si singulier qu’il prend forme et consistance dans le plus grand silence pour répondre en écho, secrètement, à bien d’autres moments […] et que tous forment alors, les uns pour les autres, et par les autres, une sorte de territoire, de constellation, où les appels deviennent accueils et les accueils appels ? »

C’est dans le sillage de tels événements fondateurs que nous entraine Franck Guyon. Au centre du récit, un événement pictural : la réalisation par Antonello de Messine d’une Vierge de l’Annonciation, à la fin du XVe siècle.

Récit d’une fascination et exploration d’une obsession, le texte de Yannick Haenel nous plonge dans la sollicitation invincible des nus peints par Pierre Bonnard. S’immergeant quotidiennement dans leurs couleurs, contemplant et comparant d’un œil altéré la vibration salutaire de leurs tons, l’auteur « perfectionn[e] [sa] soif ». De cette rencontre se libère l’écriture parmi la multiplication entêtante des corps qui étincellent.

À qui pense qu’on n’a plus grand-chose à voir ni à apprendre des peintures de Claude Monet, trop vues, trop interprétées, le court récit de Stéphane Lambert démontre le contraire. Il se donne à lire comme une tentative de regarder l’œuvre du peintre de Giverny depuis notre présent tragique : celui d’une « ère nucléarisée », d’un « champ de ruines à l’approche d’un possible anéantissement », d’un « après-paysage ». Dès lors, peut-être pourrons-nous entrevoir « dans la noirceur d’autres nuances que pure noirceur ».

« Peintre du lointain intérieur s’il en est », Édouard Manet incarne aux yeux de Gérard Titus-Carmel une déchirure étrangement féconde du rapport moderne au monde. Retiré dans la nuit de son être, dans ce que Georges Bataille nommait « une indifférence suprême », le peintre lave le monde qu’il représente de toute interprétation pathétique. Mais c’est pour le rendre à son étrangeté fascinante, pour ouvrir « sur un état du monde bien plus énigmatique qu’il n’y paraît ».

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Studiolo

Alors que s’amorçait une carrière socialement prometteuse et une œuvre plutôt conventionnelle, Louis Soutter (1871-1942) a été victime — ou bénéficiaire ? — d’une brisure existentielle qui l’a dépossédé de tout, femme, carrière, fortune, et condamné à passer l’essentiel de sa vie à l’asile. Mais cette désaffection sociale se traduira par une extraordinaire libération artistique, qui l’amènera à produire dans une quasi-clandestinité une œuvre qui le range parmi les artistes majeurs du XXe siècle — et qui conduit à l’hypothèse d’une folie non pathologique.

L’œuvre de Hans Holbein (1497-1543), énigmatique, en puissance, prophétique, aimantée par le futur, aura attendu notre postmodernité pour libérer son énergie symbolique. Cet essai provocateur renverse la perspective historique et postule que Holbein a été influencé par Andy Warhol.

L’attitude de Dubuffet à l’orée de sa « carrière » : une humeur antiautoritaire et anarchiste, un certain populisme, l’impulsion à violenter la langue, la méfiance ambiguë à l’égard des intellectuels, l’allergie au parisianisme, l’investissement de la culture tenue pour une forteresse vide, et enfin le choix de la peinture conçue comme l’arme idéologiquement la plus subversive.

Interlocuteur privilégié du peintre, Sylvester est un critique exigeant que le génie fascine. Il n’a qu’une passion : reconnaître et faire résonner la grandeur en art. Il met au service de cette passion tout ce dont il dispose : une grande familiarité avec l’artiste, un regard sans complaisance, une écriture précise et insistante. Voilà un portrait tout en facettes et étonnamment vivant d’un artiste singulier et de son œuvre. (Traduction de Jean Frémon)

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Beautés

Dans la dernière édition de L’origine des espèces (1856) Charles Darwin s’interroge sur la nature du sentiment de la beauté. Le temps a passé et la réponse à la question que se posait Darwin semble de plus en plus échapper à la philosophie et à l’esthétique pour devenir l’affaire de l’anthropologie, des naturalistes et de la sociologie. En matière d’art, la fin des prétentions de l’universalisme européen et celles aussi de « l’exception humaine » (J-M. Schaeffer) renouvellent les questions concernant l’origine de nos conduites esthétiques : quand et comment sont-elles apparues ; quels en sont les moteurs ; sont-elles exclusivement humaines… ? Si les pratiques contemporaines depuis une quarantaine d’années ne rejettent plus l’idée de beauté plastique, elles y sont parfois (souvent) indifférentes comme si cette notion qui a longtemps dominé l’art était marginale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Beautés ouvre donc l’enquête en interrogeant artistes et penseurs dans le but de documenter les enjeux.

Depuis deux siècles l’histoire de l’art occupe le passé, elle ordonne les musées, l’enseignement, les discours esthétiques et critiques, établit les hiérarchies, restaure les vérités, les réputations et finit par cautionner les valeurs du marché. Face à l’histoire l’artiste et l’amateur d’art, manquant d’autorité et de statut, sont souvent démunis.

Qu’en est-il aujourd’hui de la distinction entre arts majeurs et arts mineurs ? Une telle hiérarchisation des pratiques artistiques entre high and low a-t-elle encore un sens ou bien doit-on désormais considérer que le temps d’une création libre, sans bornes ni entraves est venu, que l’art est un tout au sein duquel chacun est libre d’aller et de venir comme bon lui semble ?
Derrière cette question qui agite l’art contemporain depuis quelques décades se cachent de nombreux enjeux économiques, sociaux et bien sûr esthétiques qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et se développent tout au long du XXe. L’étude de ces enjeux montre que l’esprit libertaire qui prétend faire tomber les barrières est autant porteur d’émancipation que d’une idéologie libérale.

L’usage actuel du terme de chef-d’œuvre semble paradoxal. On le voit dénié par la réalité de l’art, qui procède d’un travail produisant des pièces par séries ; décrié par l’époque, qui le rejette comme une notion anachronique, sinon antidémocratique ; dévoyé par le marché, où il s’emploie pour désigner celui des travaux d’un artiste qui se vend le plus cher – et néanmoins, il subsiste à l’état de boussole, de nec plus ultra, d’expérience esthétique suprême : jamais les toiles de maîtres n’auront vu défiler autant de spectateurs.
À partir de ce constat, Éric Suchère et Camille Saint-Jacques proposent chacun un essai, sous un titre – Le Chef-d’œuvre inutile – qui se veut moins provocant que problématique. Car s’il s’agit bien ici d’interroger ce qu’on pourrait nommer un déclin du chef-d’œuvre, on ne trouvera en ces pages nulle déploration de principe. Non pas céder, donc, à une dépréciation massive des tendances contemporaines, mais forger les critères qui permettront de les comprendre et d’en apprécier l’opportunité.

Constellations

Ce livre évoque le roman picaresque, il n’y a pas d’autre mot, de La Délirante et de ma vie, c’est tout un, et de l’amitié créatrice qui m’a lié à tant de poètes et de peintres, à Sam Szafran surtout, le temps de cette aventure.
L’escalier de la rue de Seine que je l’avais engagé à dessiner et peindre, avant qu’il s’y mît pour n’en plus sortir, comme du songe d’une ammonite, marqua l’acmé de notre amitié et de son œuvre. J’ai tenté jusqu’au bout de l’arracher à la tentation de l’escalier, mais elle était si forte qu’il resta captif de ses déclinaisons jusqu’à sa mort. [F.E.-E.]

Au milieu des années 1990, Jean-Pierre Ritsch-Fisch a abandonné l’entreprise familiale de fourrure, pour fonder à Strasbourg une galerie consacrée à ce que Jean Dubuffet appela l’Art Brut. Un retour à ses amours d’adolescence : le monde de l’art et ses sensations fortes, s’impose à lui. Débutant à la manière d’un conte, s’apparentant ensuite, tantôt à un roman d’aventures, tantôt à une enquête, Le Beau, L’Art Brut et le Marchand relate ce périple singulier.

Histoire de l’art

En 1874, un groupe de peintres dissidents expose ses œuvres en marge des circuits officiels. Un critique invente par dérision le mot « impressionnisme ». Cet événement est considéré, à juste titre, comme l’une des étapes initiatrices de l’art moderne. Avec ces expositions, l’écosystème de l’art contemporain se met alors en place : recherche du scandale, intervention monopolistique d’un marchand, union opportuniste des plasticiens et des écrivains d’avant-garde.
Cet ouvrage s’appuie sur une documentation de première importance et met en avant propos et témoignages de « premières mains » qui révèlent pour la première fois la stratégie des artistes. Les échos avec notre époque contemporaine sont multiples et pour le moins surprenants…

Photographie

Stéphane Spach glane et collecte : encriers brisés exhumés des tranchés de la première guerre, ossements dispersés et crânes d’animaux sous plastique issus de collections zoologiques, fleurs et feuilles fanées qui semblent des reliques d’un jardin perdu... Toutes ces choses sont offertes au regard des lecteurs de cette vaste monographie, en même temps que rendues à leur silence troublant.

Conversation tardive, toujours tardive, toujours repoussée vers la fin d’un temps qui n’arrive pas. Ce livre témoigne de ce temps qui ne finit pas, et dont seule la photographie est capable d’en saisir les prémisses : « La photographie, est-il écrit en fin d’ouvrage, s’effaçait devant l’opacité du temps, devant l’énigme. Ce qui me troublait, c’était autant la disparition que l’apparition. Je croyais que c’était l’énigme de la photographie, c’était l’énigme de la vie . »

Une femme surgit. Et revient, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, en une suite de dix-sept séquences. 17 secondes, le roman-photo de Marc Blanchet, lie chaque portrait de cette femme à une prose, en une suite numérotée qui interroge le mystère de l’autre autant que l’acte et l’image photographiques. Y a-t-il réellement fiction ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un monde d’hypothèses, né de l’envie d’écrire sur l’être aimé, d’en raconter la présence dans le temps — et penser ainsi la photographie à travers une écriture poétique ? 17 secondes se déploie comme un éventail, à même de se refermer pour enclore ses secrets.

And Also The Trees (« et aussi les arbres ») propose une approche photo-textuelle du paysage dans laquelle l’arbre est autant modèle que sentinelle, dans sa propre solitude ou dans une solitude rassemblée : la forêt. Souvent prises dans la vitesse, au crépuscule ou de nuit, ces photographies inscrivent des diffractions où la notion de composition s’avère essentielle. Écritures photographique et littéraire se côtoient ou se disjoignent pour penser le paysage, dans ses mystères, ses ruptures, son opacité — parfois son silence. En miroir d’un essai sur l’acte photographique et la perception de son propre corps lors des prises de vue, l’écrivain-photographe Marc Blanchet, par l’horizontalité du paysage ou la verticalité d’un arbre, nous met face à un univers qui surgit entre soudaineté et disparité, présence et profusion.

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Littératures

André du Bouchet est l’un des poètes français les plus singuliers et les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle. Michel Collot explore ici les principales étapes de son itinéraire poétique et les divers aspects de son œuvre. Il l’a placée sous le signe d’une « écriture en marche », étroitement liée à un parcours de l’espace, que révèle le travail des carnets, à une pratique singulière de la traduction, et au dialogue avec des poètes admirés comme Hölderlin, Reverdy, ou Celan. Il interroge ensuite le rapport qu’André du Bouchet a entretenu de longue date avec la peinture, notamment avec celles de Giacometti et de Tal Coat : elle a puissamment contribué à infléchir son écriture et sa relation au monde, en le rendant particulièrement attentif à la matière des mots et des choses et à la mise en page de ses textes.

« Notre face à face avec les bêtes est une partie de cache-cache. Nous nous contentons de les voir disparaître, et faute de mieux, nous les mangeons, en signe de reconnaissance. Chacun de son côté. »
Que le lecteur prête l’oreille au grincement de ce coup d’archet d’initial. Comme le laisse deviner son titre suggestif, ce livre, sacrifiant à l’hommage animalier, y sacrifie selon ses termes. On s’en assurera en tournant la page et en découvrant aussitôt un éloge de la cochonnaille – en découvrant, surtout, que Vincent Wackenheim est fabuliste, et que les « bestioles », c’est aussi nous.
Est-ce un hasard si le nom de La Fontaine paraît dès l’ouverture ? Non. Car ce recueil de textes courts tous inclassables, qui pourrait être sous-titré Pastiches et mélanges, est empreint à chaque mot d’un esprit moraliste, ironique, vivace, acide, truculent, égrillard et d’un amour sensible des choses de lettres et d’esprit que d’aucuns rattacheraient au génie français depuis Rabelais, sinon au génie alsacien depuis Sébastian Brant.
On y trouvera entre autres une façon de monographie sur la passion de Jean Paulhan pour les tatous, un essai attentif sur le bestiaire d’Albrecht Dürer, une observation zoologico-littéraire de la pieuvre chez Victor Hugo. On y trouvera un revival de la chanson de geste (« La Grande Guerre des volatiles ») en pas moins de trois épisodes, et puis une exhumation consciencieuse de recettes carnivores du XIXe siècle. On y trouvera encore l’édifiante idylle de l’humaine Madame Roll et du poissonneux Monsieur Mops ; la très-morale histoire de l’adoption d’une girafe par un ménage parisien ; un satirique récit de week-end entre amis qui dégénère en pugilat de rhinocéros. – On trouvera donc, partout dans Bestioles, en la piquante compagnie des dessins de Denis Pouppeville, un régal bien saignant de langue et une intelligence mordante.

« J’aime (ce mot est inexact) votre œuvre ; je m’explique tout par elle. J’aurais voulu en témoigner. » (Christian Prigent à Francis Ponge)
Francis Ponge a soixante-dix ans lorsque, en août 1969, il reçoit d’un étudiant de Rennes un mémoire consacré à son œuvre. Cet étudiant, c’est Christian Prigent, alors âgé de vingt-trois ans et fondateur de la tout nouvelle revue TXT. L’un espère faire reconnaître définitivement la modernité de son œuvre et lui assurer des héritiers ; l’autre, cherchant son écriture, évolue très vite sur le plan esthétique et idéologique. Et Tel Quel n’est pas loin.
Correspondance entre un « grand écrivain » et un « jeune homme », selon les termes dans lesquels s’institue l’échange, cette suite d’une centaine de courriers adressés entre 1969 et 1986 a cependant bien peu en commun avec les Lettres à un jeune poète, et documente surtout notre histoire littéraire récente. Elle éclaire la réception d’une œuvre qui entend incarner «  un apport aussi radical (pour le moins !) que celui d’Artaud ou de Bataille à la mutation en cours » et témoigne de l’effervescence intellectuelle et politique de l’après-68, laquelle sera la cause majeure de la rupture entre les deux hommes.
Transmission ambiguë au-delà d’un fossé générationnel ? Tel est peut-être ce que donnent à voir ces lettres. Ou, pour reprendre l’expression de Benoît Auclerc : « relation enragée ».

À l’appel d’une voix chère, une femme se réveille dans une chambre d’hôpital. Elle se met en chemin. Dehors, le monde sort d’un cataclysme ; la vie reprend ses droits, parcimonieuse, précaire. Guidée par son intuition et le désir de retrouver une présence qu’elle n’a peut-être que rêvée, cette femme amnésique gagne la campagne, fait de brèves rencontres, s’endort dans une forêt. Son voyage, de station en station, prend une allure initiatique.

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Hors collection

La peinture figurative et évanescente de Jérémy Liron se déploie en grande partie par séries, aux noms empreints d’une sourde mélancolie, comme ses Tentatives d’épuisement, ses Images inquiètes, ou ses Absences. Les Archives du désastre, qui comptent aujourd’hui près de 400 pièces de modeste format et auxquelles sont consacrées ce volume, sont l’une d’entre elles. Elles recueillent un ensemble de figures spectrales, dessinées à la craie noire, puis voilées d’une couche de peinture vert de Hoocker. Elles sont les reliques d’un désastre, d’un changement d’astre, qui eut lieu avec la vague d’attentats terroristes durant la dernière décennie. Préface de Lionel Bourg ; entretien avec Anne Favier.

Reproduction en fac-similé d’une série de vingt aquarelles — des couchers de soleil — de l’artiste Ann Loubert, accompagnées de deux poèmes de Jacques Moulin.

(Ouvrage au tirage limité, uniquement vendu auprès de nos éditions.)

Au Pont du Diable est le résultat d’un moment de pause. Pause d’un artiste, venu au bord de l’eau aux heures les plus chaudes de la journée, pour voir les gens s’y prélasser. Alexandre Hollan ne reste pourtant pas inactif. Fusain à la main, il réalise des croquis de ces êtres rassemblés là. Un seul trait, modulé en quelques courbes, suggère les corps, les visages, sans fond ni perspective. Les modèles ne posent pas, ils se laissent saisir par l’œil de l’artiste comme ils sont, sans chercher à paraître. Et de la même façon, pas de pose artistique dans les croquis. Il s’agit simplement de saisir la vie telle qu’elle se donne à voir.

Catalogue de l’exposition des œuvres d’Ann Loubert & Clémentine Margheriti à la Halle Saint-Pierre, à Paris, du 14 octobre au 2 novembre 2014.

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COLLECTIONS