Peindre l’hiver — Notes sur La Pie de Claude Monet

Suivre du regard la lumière déclinante d’un jour d’hiver, prêter attention aux infimes miroitements des couleurs dans l’étendue blanche, trouver les mots pour dire cette « intuition d’un éternel présent toujours en suspens », telle est la méthode rêveuse suivie par Gérard Titus-Carmel, pour préciser son émotion devant La Pie de Claude Monet.

Date de publication : 7 avril 2023
Format : 12x15,5 cm
Poids : 60 gr.
Nombre de pages : 32
ISBN : 978-2-85035-121-1
Prix : 7 €

Contemplant La Pie du peintre de Giverny, qui fut refusée au Salon de 1869, et qui se trouve aujourd’hui au Musée d’Orsay, l’écrivain Gérard Titus-Carmel, également peintre lui-même, se laisse envelopper par son atmosphère ralentie de journée enneigée... Ce tableau devient pour lui « une allégorie de la lenteur, une secrète entente avec ce fragment de campagne endormie, une trêve, c’est-à-dire un instant de paix à la fois intime et immense suspendu dans la marche du temps. » Tout se passe comme si la neige tombée suspendait la course folle du monde, et que la peinture aggravait ou prolongeait encore cela.
Pour dilater de cette manière notre sentiment du temps, il semble que Claude Monet ait cherché une manière de révéler ce qui est en le voilant. Selon Gérard Titus-Carmel, la présence des êtres et des choses est d’autant plus vive dans sa peinture qu’elle passe par une forme de dissimulation : « Le soleil, lui aussi, est tamisé de peinture : dissimulé sous le voile lourd et nacré du ciel, il est là, mais on ne le voit pas. » Il s’agit de brouiller l’éclat de ce qui est, pour en raviver l’intensité : « Car il y a chez [Monet] une propension sinon avouée, en tout cas régulière, pour la brume, le brouillard, la pluie ou la neige, où il cherche à saisir toutes les variations de la lumière qui estompe les contours pour révéler nue la couleur. »
Le regard de Titus-Carmel, vagabondant au sein de l’étendue blanche, finit par se poser sur la discrète présence de l’oiseau solitaire. La pie enseigne, en silence, à aimer l’insaisissable, l’éphémère, le miracle d’un instant suspendu : « Elle devient signe et oracle, il n’y a qu’elle pour alerter le monde qui se terre et se tient coi dans l’attente. Et pour Monet, il s’agit de peindre cette attente dans la crainte que l’intrus ne s’envole, et de saisir le miracle de ce laps de temps où tout semble s’ajointer dans la même urgence. Car le monde est éphémère, pense le peintre, je n’ai que le temps d’en saisir la lumière ; il est avant tout espace, semble rétorquer l’oiseau, avant de s’échapper hors du tableau. » L’écrivain libère l’oiseau du cadre, comme il libère la peinture de ses dorures, pour la rendre au sentiment de brièveté, de fugitivité, de précarité d’où elle provient.

Les auteurs

Gérard Titus-Carmel est né en 1942. Après des études de gravure à l’école Boulle, il s’affirme comme dessinateur et graveur. Travaillant par série autour d’un objet ou d’un thème, il analyse d’abord les processus de décomposition ou d’usure d’une forme. À partir de 1972-1973, il élabore lui-même le "modèle" que réclame son travail : petit coffret, nœuds, épissures, constructions de branchages sont fabriqués pour satisfaire le plaisir de dessiner, une dialectique inédite se trouvant ainsi instaurée entre la série et son référent. Dans les années quatre-vingt, Titus-Carmel revient à la peinture, procédant toujours par ensemble : Caparaçons, 1980-1981 ; Éclats, 1982 ; Nuits, 1984 ; Extraits & Fragments des Saisons, 1989-1990 ; Forêts, 1995-1996 ; Nielles, 1996-1998 ; Sables, 1999 ; Quartiers d’Hiver, 1999-2000. Il y déploie des ressources techniques s’autorisant toutes les libertés pour épuiser son prétexte avec une assurance formelle et chromatique remarquable. Il a illustré nombre d’ouvrages de poètes et d’écrivains, et il est lui-même auteur d’une cinquantaine de livres : récits, essais, recueil de poèmes, écrits sur l’art.

Presse

Michaël Bishop, Poesibao
Marc Blanchet, Poesibao
Pascal Bonafoux, Art absolument
Charles Duttine, La cause littéraire
Jean-Paul Gavard-Perret, Le salon littéraire
Fabien Ribery, L’Intervalle

Bonafoux Art absolument Phalènes

Extraits

Monet, peintre de la mer et de ses échappées, des ciels incessants où moutonnent les nuages, des falaises bleues et des tempêtes, mais aussi des étés touffus, des coquelicots et des jardins, amoureux comme on sait de son éden infini de Giverny, a-t-il parfois ressenti le besoin d’une pause où la peinture s’inquiète d’elle-même en se ramassant sur des vues d’où la couleur est comme bannie ; ou disons plutôt, où elle se ressaisit dans la nudité apparente de la palette qu’elle offre dans les vues des paysages ensevelis sous la neige – et une neige pas toujours tendre et douce ? On connait de lui, en effet, bon nombre de tableaux d’hiver qui, souvent, correspondent à son état d’esprit lors de mauvais moments ou de grands ennuis. Et puis la Pie (refusée au Salon de 1869, rappelons-le) n’est pas le seul exemple de tableaux où Monet se mesure à la rigueur et à la fausse économie des couleurs qui dorment sous le givre : déjà des œuvres comme l’Auberge de Saint-Siméon ou la Charrette, route de Honfleur, peinte peu d’années avant, ainsi que les vues enneigées d’Argenteuil et de Louveciennes, et plus tard en Norvège, bien sûr, ou à Vétheuil, viennent aussi reposer son regard des trop fortes lumières de l’été.
Parfois encore, le paysage est traversé par une locomotive dont la fumée annonce déjà les grandes verrières de la gare Saint-Lazare où Monet s’attacha à saisir les jeux du soleil parmi les buées et les vapeurs, rendant floues les silhouettes qui auraient pu s’attarder sur les quais. Autre que la blancheur épaisse de la neige, ce sont ici les panaches ronflants crachés par les cheminées qu’il s’attache à peindre, tenté par cette alliance entre l’imposant déploiement des volutes de fumée s’enroulant sur elles-mêmes comme des nuages et le corset d’acier des structures – mais on se doute bien que le peintre s’intéressa plus à l’atmosphère nébuleuse où s’arrondissaient les nuages de fumée qu’à la carcasse droite et industrielle du hall. Car il y a chez lui une propension sinon avouée, en tout cas régulière, pour la brume, le brouillard, la pluie ou la neige, où il cherche à saisir toutes les variations de la lumière qui estompe les contours pour révéler nue la couleur.

Phalènes

« Le papillon – particulièrement le phalène, ce papillon nocturne qui se glisse par la porte entrouverte, danse autour de la lumière et finit par s’y précipiter, s’y consumer – semble bien l’animal emblématique d’un certain rapport entre les mouvements de l’image et ceux du réel voire d’un certain statut, instable il va sans dire, de l’apparition comme réel de l’image. »
Georges Didi-Huberman