Janos Lavin est un peintre hongrois, réfugié à Londres avant la seconde guerre mondiale à la suite de son engagement communiste. En 1956, une semaine après l’ouverture de sa première exposition, et alors même qu’un succès inespéré se profile, Lavin disparaît : pourquoi ? C’est au lecteur de le comprendre. Il n’aura, pour ce faire, que le journal du peintre.
Ce roman – qui, dans sa forme, pourra évoquer Feu pâle, de Nabokov – se présente comme une édition du journal de Janos Lavin, reconstitué et commenté par l’un de ses amis et admirateurs, un certain John. Deux « Je », donc, deux voix qui se font face et se complètent : d’une part, le narrateur-éditeur, en retrait et comme endeuillé, qui explicite les noms et les événements évoqués dans le journal, offrant au lecteur un point de vue extérieur sur la personne de Janos Lavin ; d’autre part et surtout, Lavin lui-même, qui évoque son passé et son présent d’exilé, commente les événements du monde et l’évolution de ses travaux, et tâche de justifier, pour lui-même, sa position de peintre dans un monde en crise.
En un peu plus de deux cents pages, le livre représente ainsi cinq années de la vie d’un esprit exigeant et critique, et d’autant plus profondément en proie au doute. Cinq années au cours desquelles il expose pour lui-même ses réflexions dans les domaines absolument non séparés de la peinture, de l’histoire et de la politique, tout en observant, avec son œil peintre, la vie de ses proches et le quotidien de Londres. Cinq années rythmées par la création de ses tableaux et les événements des débuts la guerre froide, jusqu’à la crise révolutionnaire en Hongrie.
Publié en 1958, aussitôt interdit à la vente, et réédité seulement en 1976, le premier roman de John Berger est peut-être encore plus iconoclaste aujourd’hui qu’il ne l’était alors. Non qu’il affirme, en rien, une radicalité violente, ou une idéologie outrée. Sa plus grande vertu subversive réside au contraire dans la sérénité – sérénité qui n’exclut pas le doute – avec laquelle il revendique, en acte, le décloisonnement du geste artistique et de la pensée politique. Un grand roman, donc, sur l’art et sur la politique : des mots qui ont ici un sens.
Les auteurs
« Dans la littérature contemporaine anglaise, John Berger est sans égal. Aucun écrivain depuis Lawrence n’a été aussi attentif au monde des sens tout en répondant aux impératifs de la conscience » : c’est en ces termes que Susan Sontag a décrit John Berger (1926-2017), écrivain engagé, traducteur, critique d’art, peintre et scénariste. « Marxiste souriant », il aura entre autres décrit le quotidien d’un médecin de campagne (Un métier idéal, 1967) et de la paysannerie savoyarde (La Cocadrille, 1981 ; Joue-moi quelque chose, 1990), la tragédie du sida (Qui va là ?, 1996), l’errance des SDF (King, 1999) et le quotidien des prisonniers politiques en Amérique latine et dans les territoires occupés par Israël (De A à X, 2009). Il a reçu le Booker Prize pour son roman G. en 1972. Il a traduit les poèmes de Mahmoud Darwich et co-signé plusieurs films avec Alain Tanner (La Salamandre, 1971 ; Le Milieu du monde, 1974 ; Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, 1976).
Presse
Articles de :
Jeanne Bacharach : « En attendant Nadeau »
André Clavel : « Le Temps » (voir PDF ci-après)
Jean-Paul Gavard Perret : « lelittéraire.com » / « De l’art helvétique contemporain »
Giovanni Lista : « Ligeia » (voir PDF ci-après)
Guy M. : « Les Cahiers du bruit »
Yasmina Mahdi : « La cause littéraire »
Florence Noiville : « Le Monde » (voir PDF ci-après)
Marie-Noël Rio : « Le Monde diplomatique » (voir PDF ci-après)
Vincent Wackenheim : « Europe » (voir PDF ci-après)
Extraits
Chaque fois que je suis arrivé dans une nouvelle ville ou un nouveau pays, j’ai été tenté de m’installer – à mes yeux du moins – dans le souvenir de la sécurité, du prestige, de l’épanouissement, aussi minimes soient-ils, que j’avais connus dans le dernier endroit où j’étais. Combien de centaines de toiles j’ai laissé à Berlin ? Et j’ai toujours résisté. Je n’ai pas renié mon passé, et maintenant, en vieillissant, je me rappelle plus de choses qu’avant. Mais je me suis accroché à l’idée que le présent est un point culminant. Je ne me suis jamais permis de me laisser aller au tragique ou au soulagement d’un épilogue. La tentation vient de tous les côtés.
On arrive quelque part, seul. Alors on veut déballer ses souvenirs, qui sont aussi ses rêves, et les accrocher au mur de sa chambre – comme des tableaux. Et, entre chaque tableau, on pense à placer un miroir imaginaire qui reflète son propre visage. C’est comme ça qu’on meuble une pièce avec le passé. Et pour un certain temps, ça peut même être une inspiration. Mais j’ai préféré – même si je n’avais pas d’argent et si je ne connaissais que quelques mots de la nouvelle langue – marcher dans les rues inconnues. Le regard de ceux qui m’ont remarqué – j’étais visiblement étranger – a été un défi, et j’ai toujours accepté ce défi. Les amis et les ennemis des communistes et des artistes sont les mêmes dans tous les pays. Mais, pour commencer, il faut s’éprouver et éprouver les autres. Apprendre c’est toujours recommencer.
Ou bien ça se passe d’une autre façon. Tu vois que ce en quoi tu crois ne va pas bien. Tu vois des erreurs stupides et cruelles. Et tu te dis : ce n’est pas ça que je voulais, ce n’est pas ce que je rêvais. Et c’est un autre genre de tentation. Si tu te bats pour quelque chose de nouveau, tu dois t’attendre à ce qu’une bonne part de la nouveauté te blesse et te choque. Gorki a dit la même chose quelque part. Tu dois t’y attendre tout comme une mère doit savoir que son fils lui fera du mal et la quittera et détruira son univers avant qu’elle ne puisse devenir vraiment fier de lui. Les hommes sont durs, qu’ils soient fils ou amants. Et même pour avoir un fils, il faut un homme dur. Nous ne pouvons pas être des Saintes Vierges. Pourtant, quand le monde est très dur, il est plus facile de rester vieille fille et de se contenter de rêver et de juger. Combien il y a actuellement d’artistes et d’intellectuels vieilles filles !
Et même à présent, après vingt ans ici à Londres, les tentations demeurent. Tu vois une jeune fille trotter dans la rue comme un poulain. Tu la suis des yeux. Et, malgré tes cheveux de vieux monsieur, tu te rappelles comment, quand tu étais un étudiant, un héros de la révolution et un camarade dans une ville étrangère, tu faisais l’amour pour l’amour et l’espoir ; et tu te dis : je suis toujours le même, j’appartiens toujours au même monde. Ensuite, en supposant que tu rencontres cette fille plus tard chez des amis et qu’elle te sourie et qu’elle te dise presque à haute voix qu’elle pense que tu es un type romantique qui en a tant vu, il est bien difficile de faire comme si tu étais plus vieux que tu ne le ressens. Mais si tu ne le fais pas, tu te serviras d’elle comme d’un poulain pour te ramener à ton passé. Pourquoi pas ? Parce qu’après tu seras seul avec seulement le battement de ton propre sang et tes rêves. Je ne dis pas ça au sens puritain ou calviniste. Ce n’est pas une loi divine. Ce n’est que la règle pour les romantiques vieillissants qui sont aussi des émigrés. Et, de nos jours, chaque artiste est forcé d’être un romantique, même s’il combat de toutes ses forces pour le classicisme.
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L’art peut prendre les virages tellement plus vite que la politique. L’utiliser comme un furet, pas comme un attelage à quatre chevaux pour tirer le char de l’État – même si le second rôle paraît plus noble.
Quatre jours plus tard, la dernière phrase me choque. Nous ne devons jamais, jamais, faire une vertu de nos creusements solitaires. Ils ont déjà conduit à tant de perversions.
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La curiosité n’a d’égale que l’incompréhension. Et la curiosité est infinie, insatiable ! Toutes les vacances que Picasso a prises dans sa vie sont maintenant portés sur une carte et figurent dans ses catalogues avec un tableau indiquant avec qui il faisait l’amour à tel ou tel moment. Au moins ça évitera peut-être des exhumations plus tard. Pourtant, bon Dieu, c’est de la superstition, aussi primitive à sa manière que n’importe quelle magie ! Au fur et à mesure que la société bourgeoise détruit et corrompt la créativité populaire, l’imagination créatrice se fait de plus en plus rares jusqu’à ce que finalement les gens pensent qu’il y a un secret magique à la créativité. C’est ainsi que commence la recherche dans la vie privée de l’artiste : une recherche condamnée à l’échec, car en réalité le "secret" est une platitude massive aussi incompréhensible pour les curieux que leur propre stérilité.
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On voit une œuvre qu’on aime parce qu’on en admire l’esprit, et on se dit oui, c’est une belle invention. Et puis plus tard, on se trouve devant une personne, une scène, un objet qui aurait pu être à l’origine du tableau qu’on a admiré, et on réalise que ce n’était pas du tout sur l’invention mais sur la vérité que l’œuvre était fondée. Et cette révélation est toujours bouleversante, pour moi en tout cas. Parce qu’elle met en relief toute l’originalité, tout le courage et tout l’effort qui étaient derrière la présentation de cette réalité qui avait l’air d’une invention. C’est comme lorsqu’on écoute un conteur en pensant qu’il raconte bien les histoires, et que soudain on s’aperçoit qu’il parle de sa propre vie, de lui-même à la troisième personne.
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Les visages doivent être ouverts comme des vases. C’était le secret de Michel-Ange, tout comme c’est celui de Léger. C’est l’énergie de leurs corps qui remplit leurs visages de signification. C’est l’opposé de Rembrandt. Chez Rembrandt, c’est l’expression qui donne un sens au corps. Dans ce cas, nous entendons d’ailleurs toujours par "expression" l’expression tragique. Le bonheur est étrangement impersonnel. C’est pourquoi nous pouvons nous identifier si facilement avec un couple d’amants heureux, et même partager leur bonheur. À un arrêt d’autobus, aujourd’hui, j’ai vu un vieil homme et une vieille femme. Il y avait une queue pas très longue et la vieille femme était la première. Le vieil homme arrive et se met derrière elle. Dans la queue, personne ne proteste. Mais la vieille femme se retourne et lui dit en jurant de prendre sa place au bout de la queue. Il dit que ça ne la regarde pas. Elle répond que ça la regarde, et que ça regarde tout le monde que chacun attende son tour. Ils se disputent et s’injurient. Elle lui tourne le dos. Il fixe avec répugnance son chignon gris. Alors elle se retourne et le regarde de haut en bas, elle remarque les boutons qui manquant à son costume râpé, les manchettes effilochées, le lacet défait. Elle dit : "Quel homme dégoûtant !" Et sa bouche se tord en prononçant les mots. L’autobus arrive. Et ils montent ensemble et s’assoient l’un à côté de l’autre. Ils sont mari et femme. On retrouve souvent dans l’histoire de la peinture leurs visages durs et personnels dans leur souffrance. Chez Cosimo Tura et chez Michel-Ange lui-même – quand il a essayé de détruire le plafond de la chapelle Sixtine en peignant le Jugement dernier –, chez Brueghel, Rembrandt, el Greco, Goya, Daumier, Grünewald, Picasso. Leur souffrance fait appel à l’individualité, elle met en garde, et prudemment, parce qu’on joue avec le feu, on en tire autant de vérité sur sa propre vie qu’on ose en prendre. Dieu sait que je devrais pouvoir peindre de cette manière ; j’en ai vu assez. Mais une autre vision persiste. Le calme. La permanence. La stabilité de l’anonyme. L’orgueil de l’artiste qui cherche non pas directement son âme, mais une habileté de plus en plus grande. Piero, Raphaël, Véronèse, Poussin, David, Cézanne, Léger, Brancusi et, à sa manière calviniste et folle, Mondrian aussi. Les historiens d’art font une distinction entre romantiques et classiques, mais ça n’a guère de sens avant le XIXe siècle. Et de toute manière Delacroix, archi-romantique, avait une immense admiration pour Raphaël. Non, la différence est entre ceux qui croient que la vie est essentiellement tragique et ceux qui ne le croient pas. Je ne le crois pas. L’individu est tragique. Mais l’individu peut aussi contester cette tragédie et devenir héroïque : l’héroïsme consiste à comprendre que l’accomplissement peut être plus grand que l’individu qui accomplit.