Archives du désastre

La peinture figurative et évanescente de Jérémy Liron se déploie en grande partie par séries, aux noms empreints d’une sourde mélancolie, comme ses Tentatives d’épuisement, ses Images inquiètes, ou ses Absences. Les Archives du désastre, qui comptent aujourd’hui près de 400 pièces de modeste format et auxquelles sont consacrées ce volume, sont l’une d’entre elles. Elles recueillent un ensemble de figures spectrales, dessinées à la craie noire, puis voilées d’une couche de peinture vert de Hoocker. Elles sont les reliques d’un désastre, d’un changement d’astre, qui eut lieu avec la vague d’attentats terroristes durant la dernière décennie. Préface de Lionel Bourg ; entretien avec Anne Favier.

Date de publication : 19 avril 2024
Format : 30 x 40 cm
Nombre de pages : 224
ISBN : 978-2-85035-117-4
Prix : 30 €

L’élan obsessionnel à l’origine des Archives du désastre est avant tout une tentative d’enregistrer la secousse, comme le confie Jérémy Liron : « Ce travail est une réaction à des événements successifs et aux débats, discours qu’ils ont suscités. Pour reprendre le titre d’un petit livre de Marielle Macé, nous étions sidérés et il me fallait, pour sortir de l’incompréhension, pour me dégager de ce mur, considérer comment nous en étions arrivés à ces attentats de 2015. Comment les Talibans dynamitaient les vestiges magistraux et très émouvants de civilisations passées. Comment Boko Haram décapitait, abattait de sang-froid des civils, saccageait un musée, un site archéologique. Il me fallait au moins, comme l’écrit Patrick Boucheron, prendre date, enregistrer la secousse. » Le mot sidération, originellement, dit une influence soudaine des astres sur le comportement d’une personne, sur sa vie, sa santé : c’est bien une telle influence secrète que cherchent à approcher et à traduire les Archives du désastre.
Les astres sont en quelque sorte la métaphore de toutes les choses lointaines, que seules peuvent approcher les images. « L’image est l’art du plus lointain », comme le suggère Marie-José Mondzain, citée par Anne Favier dans son dialogue avec le peintre ; l’art d’approcher le plus lointain, mais aussi de se laisser toucher par le plus lointain. Cela suppose de « redonner leur aura » aux images du désastre, comme le note Lionel Bourg dans sa préface. Jérémy Liron laisse ainsi venir à lui les signes du désastre, les recueille, les détourne : « Au début, puisque les choses se formalisent par tâtonnements, intuitions, j’ai réalisé quelques encres : un Maillol, un détail d’architecture moderniste, des cabanes construites par une communauté beatnik, une statue d’un homme nu trouvée dans un parc, et puis des masques mortuaires. Il s’agissait autant de photographies que je réalisais que d’images découvertes dans des publications et qui suscitaient chez moi des échos avec diverses questions qui me préoccupaient. Images que je détournais en quelque sorte de leur propos initial pour les verser à l’inventaire des Archives. »
Cependant, pour ne pas trahir la part d’indéchiffrable, d’indicible de ces témoignages, il « noie le dessin, façon de le rehausser, lui donner une texture, sous un lavis de peinture, prélevant à un fond de palette qui trainait là ». Une technique picturale devient alors source d’un rapport nouveau, plus juste peut-être, à l’histoire et à ses éclats que dispersent partout autour de nous les catastrophes. « Je ne fais pas œuvre ici de scientifique, ni d’érudit, je ne fais que m’arrêter ou être arrêté par des gestes, des mouvements (physiques ou de l’âme), ce que l’on appelle “pathos formel”. Et utilisant ce mot je réalise dans le même temps ce qu’il cache ou ce qu’il évite d’aller voir. Car au fond, cela frôle l’indicible. »

Les auteurs

Jérémy Liron, né en 1980, vit à Lyon. Peintre, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris en 2005 et titulaire d’une agrégation en arts plastiques en 2007, son œuvre est représentée à Paris par la galerie Isabelle Gounod. Menant un travail littéraire parallèlement à ses recherches plastiques, il a publié plusieurs articles, préfaces, catalogues et livres, dont : La mer en contrebas tape contre la digue (La Nerthe/Éclats, 2014), La Traversée (Publie.net, format papier, 2013), L’Être & le Passage (La Termitière, 2012), En l’image le monde (La Termitière, 2011), Chaque œuvre cherche après ce qui la fonde (Publie. net, 2010), L’humble usage des objets (Nuit Myrtide, 2009), Le livre l’immeuble le tableau (Publie.net, 2008). À L’Atelier contemporain est paru un Autoportrait en visiteur en 2015, ainsi que Jérémy Liron. Récits, pensées, dérives & chutes d’Armand Dupuy, en 2020.

Le site Internet de Jérémy Liron, et son blog Les Pas perdus.

Un dossier a été consacré à sa peinture dans le n°2 de la revue « L’Atelier contemporain ».

Extraits

Comme souvent, le titre est venu après coup. Les dessins s’accumulaient et il me fallait désigner ce corpus, le projet qui prenait corps. Je voyais dans ma démarche un mouvement d’inventaire, une convocation ou reconvocation d’images prélevées à la grande Histoire, aux époques et civilisations passées, un état des lieux. J’utilisais des photographies prises à l’occasion de visites de musées, d’autres prélevées à des catalogues, livres d’art, d’autres enfin qui me sautaient au visage depuis les fenêtres d’Internet, réseaux sociaux et autres, par sérendipité. Ainsi s’est imposé le terme d’archive ou d’archives au pluriel puisque je glanais sans méthode ici et là dans des sources hétérogènes. J’aurais pu, je crois, opter comme je l’avais fait en débutant ma série de peintures de paysages — landscape(s) — pour un « s » entre parenthèses évoquant à la fois les archives comme lieux de conservation et l’archive comme principe. Le mot désastre vient directement de ce qui avait suscité ce mouvement de fouille et de dessin, sans même que je pense alors aux Désastres de la guerre de Goya. Par-là je souhaitais considérer la situation de la manière la plus large, sans stigmatiser un peuple, un groupe humain, une époque ou un événement, mais tentant d’aborder l’humain ou l’humanité. Anthropologie ou psychanalyse de l’humanité. Élan d’une grande naïveté, je le mesure, mais qui se justifiait par le fait que c’était d’abord une histoire personnelle et que je me disais ces mots pour moi-même, pour tenter de cerner ce qui me mobilisait.
Je crois qu’Archives renvoie à la dimension de fonds documentaire, de corpus déjà constitué dans lequel je viens piocher des extraits. La plupart des œuvres que je prends pour sujet me sont parvenues sous la forme de vignettes, d’illustrations dans des livres d’archéologie ou histoire de l’art. Et la manière dont ces dessins sont présentés évoque ces pages dont on aurait effacé texte et légendes pour ne conserver que ces images, flottantes, extraites, abstraites. Compulsant ce grand registre imaginaire des traces de l’histoire humaine, mon regard s’arrête sur certaines, les considère, les enregistre. Le geste de ce regard constitue Les Archives du désastre.

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Il y a une retenue, le hurlement du silence, un empêchement. Ce qui fascine tant dans les images, c’est tout ce par quoi elles diffèrent de la vie courante, complète ; c’est ce qui leur manque. Elles sont d’un autre monde. Elles font comme un monde dans un monde. Elles installent, pour le dire comme Foucault, une hétérotopie. Elles se prêtent à quelques manipulations, commerces, mais ne se soumettent pas tout à fait. Elles ont cette « ouverture profonde dans le regard de la bête libre de la mort ». (Rilke)

Squiggle

Chaque volume monographique de cette collection suit un artiste dans son « tracé libre », selon la formule par laquelle J.-B. Pontalis traduit l’intraduisible mot anglais squiggle. Jeu de dessin à deux que pratiquait le psychanalyste D. W. Winnicott avec ses patients enfants, le squiggle instaurait une atmosphère de communication spontanée. Entendu dans une acception élargie, il nommera ici l’espace ménagé dans chaque œuvre au dialogue, à l’imprévu, à l’inconnu.

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